Par Pierre Builly.
La marquise d’O d’Eric Rohmer (1976).
Exercice de beau style.
Éric Rohmer ne déteste pas s’embarquer sur des vaisseaux sans réalité et dans des histoires sans vraisemblance. Des histoires nourries de hasards et de rencontres improbables. Ce qui compte pour lui, une fois les prémisses posées et le point de départ admis, c’est la cohérence des élans et des égarements du cœur et de l’esprit.
Il faut donc accepter d’entrer dans un propos initialement assez convenu, mais dont les développements se liront au fil d’un discours logique ; c’est d’ailleurs un des principes du théâtre et les machineries les plus horlogères des vaudevilles et des mélodrames ne fonctionnent pas autrement.
On a tout à fait l’impression, en regardant La marquise d’O que le film est adapté d’une pièce ; on a tort, puisque c’est une nouvelle de Kleist qui en fournit l’argument, mais on ne peut nier que la mise en scène, presque toujours très frontale, comportant le minimum de mouvements de caméra (il est vrai que ce n’est pas une des caractéristiques de Rohmer !) fait songer au théâtre, comme le petit nombre des lieux filmés et l’abondance des conversations tenues (il est également vrai que c’est un des principes de Rohmer !).
On est un peu décontenancé d’emblée, par le caractère très conventionnel et larmoyant des personnages et du récit ; on est en plein pré-romantisme et on s’imbibe depuis trente ans de grandes exaltations dramatiques, Nouvelle Héloïse ou Souffrances du jeune Werther : on s’exalte, on frémit, le père maudit sa fille déshonorée puis la serre sur son cœur en ruisselant de larmes : c’est la loi du genre. Mais Rohmer, parfait dixhuitiémiste, réussit à merveille à recréer une atmosphère tout empreinte de la peinture édifiante de Greuze et peut-être encore davantage des scènes d’intérieur de Chardin, notamment dans l’utilisation des couleurs (beaucoup de vert, de beige, d’orangé) et, ne se moquant jamais de ses personnages, parvient à donner du corps à un récit assez mince.
Celui-ci est fondé sur l’improbable fécondation d’une jeune veuve, la marquise d’O (Édith Clever) par un comte russe (Bruno Ganz) qui, après l’avoir sauvée d’un viol par la soldatesque n’a rien trouvé de mieux que de profiter d’elle, après que, pour se remettre de ses émotions, elle a ingurgité une tisane de pavot somnifère. Le comte qui n’a pas résisté à sa pulsion est néanmoins simultanément tombé profondément amoureux de la marquise et, inspiré par on ne sait par quelle monition divine (ou peu s’en faut) a perçu qu’elle allait être enceinte de ses œuvres. Il se présente donc pour réparer une faute qui n’est encore connue de personne, y compris de sa victime, mais les choses ne vont pas se passer au mieux de la discrétion qu’on souhaiterait en pareille circonstance.
Dit ainsi, ça paraît un peu niais et convenu, d’autant que les péripéties suivantes sont tout autant emplies d’émois divers, mais c’est tellement bien tourné, tellement bien interprété, tellement agréable à voir qu’on n’a pas du tout la tentation de se moquer et qu’on est bien content que ça finisse au mieux, par des embrassades générales et des bonheurs recouvrés. ■
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Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.