Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« La mainmise des Allemands sur la Bourse et sur la Banque, dans ces dernières années, a eu pour effet de laisser démuni et en plein désarroi, le jour d’une déclaration de guerre, un pays où les richesses abondent… »
Le deuxième mois de la guerre est achevé. Il a été le plus émouvant, le plus dramatique. Aujourd’hui, nous ne pouvons encore réussir à nous représenter clairement les raisons pour lesquelles les Allemands ont abandonné subitement, voilà trois semaines, leur marche sur Paris où, selon toutes les apparences, ils seraient entrés, car, si les forts de Lille, de La Fère et de Reims n’ont pu seulement tenter un simulacre de défense devant leurs énormes obusiers de siège, les forts de la défense de Paris, en admettant même qu’ils eussent essayé de résister, n’eussent pas arrêté bien longtemps l’ennemi. Les Allemands ont-ils vu un plus beau coup à tenter en cherchant à cerner nos armées ? C’est l’explication militaire, stratégique, rationnelle. Ont-ils senti l’imminence de la bataille de la Marne et voulu s’y présenter avec toutes leurs forces ? Ont-ils craint de n’entrer dans Paris que pour l’évacuer, s’ils perdaient la bataille devenue imminente ? Et n’ont-ils pas été assez bien renseignés sur l’état d’esprit de la population parisienne pour se dire qu’ils risquaient des Vêpres siciliennes au cas où ils ne laisseraient dans Paris que des forces insuffisantes ou bien dans celui où Paris, surexcité par leur retraite et par l’approche d’une armée française victorieuse, se jetterait sur leurs soldats ? Car c’est quelque chose de redoutable qu’une cité de trois millions d’âmes quand sa fureur n’est plus contenue…
Nous agitons toutes ces hypothèses aujourd’hui sans qu’aucune s’imposât à nous plus que les autres. Le brusque abandon par les Allemands de leur marche sur Paris reste une énigme et, peut-être même dépouillé de tout mystère, sera regardé par l’histoire comme un des évènements capitaux de la guerre de 1914. En tout cas, c’est une autre répétition du miracle de sainte Geneviève. Un Renan ne manquerait pas de dire : plus tard, on vénérera aussi la pastoure, de nous inconnue, dont les prières auront sauvé Paris… Mais les jeux du scepticisme seraient fort mal reçus en ce moment-ci.
Nous avons tous et tout le monde a bon espoir dans l’issue de la bataille de l’Aisne. Il se confirme que, selon ce qui m’avait été dit à Bordeaux, un gros effort a été fourni samedi. Le lendemain, le général Joffre se serait contenté de faire savoir au général Gallieni : « Succès ».
Le Dr Carvalho, Français par inclination et par choix, qui a installé une magnifique ambulance dans son château de Villandry, nous parle, en philosophe éloquent, de ses blessés : « Le sacrifice de leur vie qu’ils ont fait si simplement, disait-il, a porté leur esprit à la hauteur des plus grands. L’intelligence de ces ouvriers, de ces paysans en est comme sublimée. Ils sont prêts à tout comprendre dans l’ordre de la pensée et dans l’ordre du sentiment. »
Il nous a rapporté en même temps des choses intéressantes que lui a apprises M. W… B…, très renseigné sur l’Angleterre et qui a eu de ce côté là confirmation de la pression exercée par les Anglais sur le gouvernement en août. D’après son information, le général French1 aurait exercé et exercerait encore une action décisive sur le gouvernement de la République. Le départ de Messimy et son remplacement au ministère de la Guerre par Millerand seraient dus à l’intervention du général French, ainsi que la disgrâce du général Percin. Du reste, les changements dans le ministère ont correspondu au voyage à Paris de Lord Kitchener. Le renseignement confirme l’opinion d’un certain Antonio Pagano, publiciste italien, qui est celle-ci : « Deux puissances, même victorieuses, ne peuvent manquer de sortir diminuées de cette guerre : l’Autriche parce qu’elle ne sera plus qu’un satellite de l’Allemagne, la France parce qu’elle ne sera plus qu’un satellite de l’Angleterre. »
Il est probable en effet que l’intervention de l’Angleterre se fera sentir d’une manière puissante sur le gouvernement de la République quand il va s’agir de poursuivre la guerre, une fois l’envahisseur chassé du territoire. Des convulsions intérieures sont à craindre à ce moment-là, les socialistes et le parti Caillaux devant, selon certaines apparences, commencer une agitation en vue de la paix. Cette perspective serait celle qui inquièterait le plus le gouvernement de Bordeaux. Aujourd’hui, la suspension pour huit jours de L’Homme libre, d’ordre de Millerand, va rejeter dans la faction le plus personnel et le plus rancunier des hommes qu’est Clemenceau…
Il sera difficile, quand les évènements se seront dessinés, puis accomplis, de savoir à quel point tout le monde vit, pour le moment, dans l’incertitude. L’année apparaît comme une vaste page indéchiffrable. Aucune prévision n’a chance d’être raisonnable. Il en est – comme hier M. Van den Heuvel, ministre d’Etat belge – qui annoncent la paix pour la fin de décembre. On l’annonçait aussi bien, le jour de la mobilisation, pour le commencement d’octobre. Pour ce qui est de l’argent, le malaise commence avec l’approche du terme et le moratorium devient un scandale et un scandale pesant. L’Angleterre y a déjà mis fin chez elle; l’Allemagne n’y a jamais eu recours et s’en vante. Et le peuple français qui se croyait le « banquier du monde », y est encore soumis ? Il s’accumule, à ce sujet, de sérieuses réserves d’exaspération. On se rend compte que financièrement nous n’étions pas préparés à la guerre et que la mainmise des Allemands sur la Bourse et sur la Banque, dans ces dernières années, a eu pour effet de laisser démuni et en plein désarroi, le jour d’une déclaration de guerre, un pays où les richesses abondent…
Je fais, à propos d’argent, une note pour demander que les biens des soldats tombés à l’ennemi soient exemptés des droits de succession. C’est trop que ceux qui, comme on dit, « paient leur dette envers la patrie », acquittent encore l’amende des morts. LLoyd George, le ministre des Finances socialiste du roi Georges V, a pensé à cela. M. Ribot n’y avait pas songé.
Et j’enregistre encore ici, pour prendre date, le dernier renseignement venu de M. W… B…, d’après lequel les opérations de guerre s’arrêteraient à l’hiver et recommenceraient avec la belle saison – exactement comme au siècle de la guerre de Sept ans. ■ JACQUES BAINVILLE
1. John French (1852-1925), commandant en chef du corps expéditionnaire anglais en France.
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