Article à paraître sous forme de série en 10 journées successives, week-end excepté.
Par Rémi Hugues.
Alors que le Falstaff d’Orson Welles donne un air tragi-comique au moment où la couronne change de tête (en l’occurrence de Henry IV à Henry V), dans La Princesse de Clèves, Madame de La Fayette décrit magnifiquement le déroulement d’un inter-règne sous la royauté française.
Elle parvient, dans un style merveilleux qui est sa marque de fabrique, à y souligner son aspect à la fois normal et extraordinaire, banal et inouï, naturel dans sa mécanique et prodigieux dans sa logique :
« Sur le soir, comme tout était presque fini, et que l’on était près de se retirer, le malheur de l’état fit que le roi voulut encore rompre une lance. Il manda au comte de Montgomery, qui était extrêmement adroit, qu’il se mît sur la lice. Le comte supplia le roi de l’en dispenser, et allégua toutes les excuses dont il put s’aviser ; mais le roi, quasi en colère, lui fit dire qu’il le voulait absolument. La reine manda au roi qu’elle le conjurait de ne plus courir, qu’il avait si bien fait qu’il devait être content, et qu’elle le suppliait de revenir auprès d’elle. Il répondit que c’était pour l’amour d’elle qu’il allait courir encore, et entra dans la barrière. Elle lui renvoya M. de Savoie, pour le prier une seconde fois de revenir ; mais tout fut inutile. Il courut, les lances se brisèrent, et un éclat de celle du comte de Montgomery lui donna dans l’œil, et y demeura. Ce prince tomba du coup. Ses écuyers, et M. de Montmorency, qui était un des maréchaux de camp, coururent à lui. Ils furent étonnés de le voir si blessé ; mais le roi ne s’étonna point : il dit que c’était peu de chose, et qu’il pardonnait au comte de Montgomery. On peut juger quel trouble et quelle affliction apporta un accident si funeste dans une journée destinée à la joie. Sitôt que l’on eut porté le roi dans son lit, et que les chirurgiens eurent visité sa plaie, ils la trouvèrent très-considérable. M. le connétable se souvint dans ce moment de la prédiction que l’on avait faite au roi, qu’il serait tué dans un combat singulier ; et il ne douta point que la prédiction ne fût accomplie.
Le roi d’Espagne, qui était alors à Bruxelles, étant averti de cet accident, envoya son médecin, qui était un homme d’une grande réputation ; mais il jugea le roi sans espérance.
Une cour aussi partagée et aussi remplie d’intérêts opposés n’était pas dans une médiocre agitation à la veille d’un si grand événement ; néanmoins, tous les mouvements étaient cachés, et l’on ne paraissait occupé que de l’unique inquiétude de la santé du roi. Les reines, les princes et les princesses ne sortaient presque point de son antichambre.
[…] Sitôt qu’il fut expiré, au château des Tournelles, le duc de Ferrare, le duc de Guise et le duc de Nemours conduisirent au Louvre la reine-mère, le roi et la reine sa femme. M. de Nemours menait la reine-mère. Comme ils commençaient à marcher, elle se recula de quelques pas, et dit à la reine, sa belle-fille, que c’était à elle à passer la première ; mais il fut aisé de voir qu’il y avait plus d’aigreur que de bienséance dans ce compliment.
Le cardinal de Lorraine s’était rendu maître absolu de l’esprit de la reine mère : le vidame de Chartres n’avait plus aucune part dans ses bonnes graces, et l’amour qu’il avait pour madame de Martigues et pour la liberté l’avait même empêché de sentir cette perte autant qu’elle méritait d’être sentie. Ce cardinal, pendant les dix jours de la maladie du roi, avait eu le loisir de former ses desseins, et de faire prendre à la reine des résolutions conformes à ce qu’il avait projeté ; de sorte que, sitôt que le roi fut mort, la reine ordonna au connétable de demeurer aux Tournelles, auprès du corps du feu roi, pour faire les cérémonies ordinaires. Cette commission l’éloignait de tout, et lui ôtait la liberté d’agir. Il envoya un courrier au roi de Navarre, pour le faire venir en diligence, afin de s’opposer ensemble à la grande élévation où il voyait que MM. de Guise allaient parvenir. On donna le commandement des armées au duc de Guise, et les finances au cardinal de Lorraine : la duchesse de Valentinois fut chassée de la cour : on fit revenir le cardinal de Tournon, ennemi déclaré du connétable, et le chancelier Olivier, ennemi déclaré de la duchesse de Valentinois : enfin la cour changea entièrement de face. Le duc de Guise prit le même rang que les princes du sang à porter le manteau du roi aux cérémonies des funérailles : lui et ses frères furent entièrement les maîtres, non-seulement par le crédit du cardinal sur l’esprit de la reine, mais parce que cette princesse crut qu’elle pourrait les éloigner s’ils lui donnaient de l’ombrage, et qu’elle ne pourrait éloigner le connétable, qui était appuyé des princes du sang.
Lorsque les cérémonies du deuil furent achevées, le connétable vint au Louvre, et fut reçu du roi avec beaucoup de froideur. Il voulut lui parler en particulier, mais le roi appela MM. de Guise, et lui dit devant eux qu’il lui conseillait de se reposer ; que les finances et le commandement des armées étaient donnés ; et que, lorsqu’il aurait besoin de ses conseils, il l’appellerait auprès de sa personne. Il fut reçu de la reine mère encore plus froidement que du roi, et elle lui fit même des reproches de ce qu’il avait dit au feu roi que ses enfants ne lui ressemblaient point. Le roi de Navarre arriva, et ne fut pas mieux reçu. Le prince de Condé, moins endurant que son frère, se plaignit hautement ; ses plaintes furent inutiles : on l’éloigna de la cour sous le prétexte de l’envoyer en Flandre signer la ratification de la paix. On fit voir au roi de Navarre une fausse lettre du roi d’Espagne, qui l’accusait de faire des entreprises sur ses places ; on lui fit craindre pour ses terres ; enfin on lui inspira le dessein de s’en aller en Béarn. La reine lui en fournit un moyen, en lui donnant la conduite de madame Élisabeth, et l’obligea même à partir devant cette princesse ; et ainsi il ne demeura personne à la cour qui pût balancer le pouvoir de la maison de Guise.
[…] Peu de jours après la mort du roi, on résolut d’aller à Reims pour le sacre. […] Le sacre avait été fait à Reims par le cardinal de Lorraine, et l’on devait passer le reste de l’été dans le château de Chambord, qui était nouvellement bâti. »1 ■ RÉMI HUGUES (FIN)
1Paris, Librairie Générale Française, 1972, pp. 201-217.
J’ai lu cette série avec beaucoup de plaisir et d’intérêt. Le magnifique extrait qui la conclut montre que la monarchie elle aussi a ses points faibles : les minorités, les régences, les absences du souverain (guerres, captivités, etc.) ; les inter règnes. C’est-à-dire les périodes où la monarchie se trouve, sinon interrompue , du moins presque suspendue.
Cette série, captivante, se termine remarquablement bien