Par Pierre Builly.
Les yeux sans visage de Georges Franju (1960).
Poésie de l’angoisse.
Introduction : Le professeur Génessier, savant estimé pour ses travaux sur les hétéro-greffes, tente de rendre à sa fille une apparence normale à la suite d’un accident de voiture dont il est responsable. La jeune femme a eu le visage déchiqueté, et le médecin doit pour parvenir à ses fins, enlever de jeunes victimes, ressemblant à sa fille, et leur « voler » leur visage par opération chirurgicale.
Le propre des grands films est qu’on ne se lasse pas de les voir et revoir, goûtant un peu mieux chaque fois la maîtrise du réalisateur et la qualité de son récit. Un grand bonheur aussi est de vibrer comme si on ne connaissait pas sur le bout du doigt les péripéties des Yeux sans visage et on se laisser aller à emprunter les fausses pistes tendues par Georges Franju dans ce film bref (1h25), tendu, concentré.
Pierre Brasseur, qui a souvent la tentation de jouer un peu trop fort, si je puis écrire, défaut fréquent des gens de théâtre, est là absolument parfait, grave, obstiné, ravagé à la fois par l’accident de sa fille qu’il a défigurée et par le parti qu’il a pris de lui redonner un visage. Son personnage est aussi complexe qu’il le fallait, dans une histoire qui, si elle fait évidemment songer aux scènes horrifiques du Grand Guignol a tout de même aussi pas mal de complexité intelligente.
Alida Valli a exactement le beau visage inquiétant qui sied au rôle de la maîtresse complice de Brasseur/Génessier, vouée à lui parce que, sans qu’on en sache davantage, il a pu lui donner une figure (mais prélevée comment ? sur qui ?).
Et la silhouette fragile, élégante, gracieuse d’Édith Scob est également parfaite pour donner de la consistance à Christiane Génessier, dont le personnage, tout aussi complexe que ceux de son père et de sa compagne, est peut-être le plus intéressant.
Certes, Christiane achève le cycle infernal de recherche de nouvelles proies en tuant Louise/Alida Valli et en libérant les chiens tenus enfermés par son père pour ses expériences et rendus fous par la claustration qui vont déchiqueter le professeur Génessier. Mais, si elle est horrifiée par les morts criminelles des victimes, elle accepte tout de même assez aisément leur sort et n’aurait rien trop à dire si la greffe réussissait. Est-ce que ce n’est pas davantage par lassitude d’être le cobaye des tentatives désespérées de son père qu’elle met fin à tout et s’enfonce dans la nuit, entourée de colombes, dans une séquence d’une grande beauté onirique ?
Beaucoup d’images du film, d’ailleurs, sont aussi superbes qu’angoissantes, en premier lieu le simple cheminement, sur une route isolée, dans la nuit, d’une 2 CV ; la façon de filmer l’obscurité, l’eau noire, le regard anxieux d’Alida Valli, la musique… tout est prenant… Les arbres paraissent surexposés, presque comme sur un négatif photographique, hostiles et obsédants. Mais aussi la haute demeure à la façade austère, ses couloirs secrets et ses pièces arrogantes, la salle d’opération glacée qui fait tant contraste avec le boudoir où vit la jeune fille au visage dévasté…
Je gage que si un réalisateur avait aujourd’hui l’absurde idée de tourner un remake des Yeux sans visage, il ne mégoterait pas sur les scènes gore, désormais si aisées à présenter à un public habitué aux pires épouvantes.
Le film de Georges Franju n’est pas dénué d’horreurs, ce qui n’était pas si commun en 1960 : visage calciné de Christiane, entraperçu par Edna (Juliette Mayniel), à demi consciente, décollage chirurgical de l’épiderme d’Edna, corps de Génessier ensanglanté…
Mais tout le film baigne dans une atmosphère d’angoisse et d’incertitude qui en fait une réussite parfaite, solidement étayée par la musique de Maurice Jarre (qui n’a donc pas travaillé que pour les grandes machines d’Hollywood) et par une bande-son impressionnante (les hurlements infernaux des chiens encagés).
Une réussite parfaite, un film qui fait vraiment peur. ■
DVD autour de 10€.
Chroniques hebdomadaires en principe publiées le dimanche.