Par Pierre de Meuse.
« Honneurs rendus à une garnison, à des troupes qui ont soutenu un siège avec vaillance, leur permettant de se retirer avec armes et bagages. Le terme est associé à la reconnaissance du courage militaire, permettant au vaincu de partir dignement. » Dictionnaire de l’Académie française.
En guise d’introduction à cette remémoration de ce que fut cette institution militaire, et afin de ne pas confronter nos lecteurs trop vite à ses fondements historiques, nous proposons le texte d’une communication faite le mercredi 25 octobre 1899 par Henry Houssaye, de l’Académie française dans une séance publique annuelle des Cinq Académies sous le titre Le sergent sans-soucy, histoire du temps de Louis XV :
Il s’appelait Aubry (Martin Aubry). Mais en entrant au régiment, il changea, selon un usage presque général parmi les soldats, son nom patronymique contre un nom de guerre. Il avait le choix entre ces noms de guerre, tous sonnant bien à l’oreille. Il pouvait prendre Sans-Quartier ou Va-de-bon-Cœur, Beau–Visage ou Brin-d’Amour, La Tulipe ou La Pervenche. Il choisit : Sans-Soucy. (1)
Cet Aubry était né à Sommeville, petit village de la Lorraine, le 6 septembre 1721. On ne m’accusera pas de manquer de précision ! Il avait le goût des armes, car, à peine eut-il seize ans, — les règlements interdisaient les enrôlements avant cet âge, — qu’il s’engagea au régiment de Tournaisis. C’était un beau régiment, comme d’ailleurs tous les régiments de Sa Majesté le roi de France, que le régiment de Tournaisis. Depuis sa création, en 1684, il avait pris part à toutes les campagnes. Il s’était surtout distingué dans la défense de Crémone et de Toulon et aux batailles de Malplaquet et de Denain. Le drapeau était formé de bandes alternées rouges et jaunes que partageait en quatre carrés la grande croix blanche. On citait l’uniforme de Tournaisis parmi les plus jolis de l’armée. Ces soldats portaient la culotte blanche, l’habit blanc à boutons de cuivre avec collet, parements et veste rouges et, sur la tête laborieusement poudrée au blanc de Paris, le chapeau galonné d’or. Les femmes disaient volontiers en les regardant défiler « qu’ils avaient bonne grâce et l’air de guerre ».
Sur ce que fit Sans-Soucy depuis son entrée au régiment, en 1737, jusqu’à l’année 1746 où il accomplit le fait d’armes héroï-comique qui va vous être conté, on ne sait rien, sinon qu’il devint sergent en 1742. Sans-Soucy avait bien employé son temps. Dans l’ancienne armée royale, il était très rare que l’on obtînt la hallebarde de bas-officier avant dix ou douze années de service.
Or, à la fin de l’hiver de 1746, le sergent Sans-Soucy se trouvait en Piémont, dans le vieux château de Moncalvo, (2) avec environ deux cents malades, blessés et éclopés. M. de Chevert, qui commandait à Moncalvo, avait transformé le château en hôpital. Sans-Soucy, déjà convalescent, pouvait espérer qu’on l’y laisserait tranquillement guérir, car les choses allaient au mieux pour l’armée de M. le maréchal de Maillebois. M. le lieutenant-général de Montal occupait Asti ; M. le marquis de Seneterre, Casal : M. de Chevert, Moncalvo ; et l’Irlandais Lesci, commandant nos alliés, les Espagnols, bloquait la citadelle d’Alexandrie. Le maréchal de Maillebois faisait nargue aux Austro-Piémontais en donnant un bal chaque semaine à son quartier général de Valence.
L’ennemi prit soudain l’offensive. Le 4 mars, les Autrichiens du prince Liechtenstein marchèrent sur Casal et sur Moncalvo tandis que le baron de Lentron avec ses Piémontais se portait sur Asti. Au cas où il serait menacé par des troupes trop supérieures en nombre, M. de Chevert avait l’ordre d’évacuer Moncalvo et de se replier à marches forcées sur le gros de l’armée. Dès qu’il eut reconnu l’ennemi, il se disposa à exécuter ces ordres. Mais pour la marche très rapide qu’il lui fallait faire, il ne pouvait s’embarrasser de ses blessés, d’autant plus que les moyens de transport manquaient et que l’avant-garde autrichienne barrait déjà la route. Il se résigna à les laisser à Moncalvo, non toutefois sans donner des instructions à Sans-Soucy, le plus haut gradé de l’hôpital.
— Avec les hommes assez valides pour se servir de leurs fusils, lui dit-il, vous résisterez aux coureurs ennemis qui pourraient maltraiter les malades. (3) Mais vous vous rendrez prisonniers de guerre au premier officier qui se présentera à la tête d’un détachement constitué. — Ces recommandations faites, Chevert, avec ses quelques bataillons, passa sur le ventre à l’avant-garde autrichienne. Le prince Liechtenstein le poursuivit dans la direction du Tanaro.
Sans-Soucy, cependant, ne voulait pas du tout être prisonnier de guerre. Il avait son idée. À peine investi du commandement de l’hôpital, il réunit auprès des grabataires les hommes les moins malades et mit tout le monde au courant de ce qui se passait. Il dit pour finir :
— Voyons, mes amis, nous avons nos fusils et des cartouches. Ne voulons-nous pas faire une toute petite résistance, pour deux liards de défense ?
L’humeur joviale, l’imperturbable gaîté de Sans-Soucy lui avaient conquis depuis six semaines tous les hôtes de l’hôpital. Ils s’écrièrent d’une seule voix qu’ils étaient prêts à combattre sous les ordres du brave sergent.
— Eh bien ! commençons par mettre la place en état de défense. Debout ! Les hommes de bonne volonté !
À peine si quelques malades restèrent sur leur couche de paille. Sans perdre un instant on se mit au travail. Les anciennes meurtrières, plus qu’à demi obstruées par les nids d’oiseaux et les pariétaires, furent dégagées. Devant la porte principale qui avait remplacé le pont-levis, le fossé était comblé ; on creusa la terre, on solidifia la porte avec des arbres coupés dans un boqueteau environnant. On disposa des abatis sur différents points. Une vieille pièce de fer, abandonnée depuis un siècle dans la cour du château, fut hissée sur l’une des plates-formes. La poudre ne manquait pas, et avec des balles on ferait de la mitraille.
Quelques jours passèrent. Pendant ce temps, la garnison d’Asti, forte de huit bataillons, s’était rendue à discrétion après une très faible défense, et le maréchal de Maillebois, ainsi que MM. de Chevert et de Seneterre, avaient dû se replier au-delà du Tanaro. Sans-Soucy se trouvait séparé des Français par vingt lieues et toute l’armée austro-piémontaise (4). Un beau matin, un détachement ennemi arriva à Moncalvo pour prendre possession de l’hôpital.
À bonne distance, les Piémontais furent salués d’un coup de mitraille qui ne leur fit pas grand mal, mais qui les surprit fort. Comme ils continuaient d’avancer, une fusillade nourrie et bien ajustée les arrêta net. Ils rebroussèrent chemin. L’officier qui les commandait rendit compte au quartier général que les malades se défendaient comme des diables. Deux bataillons et une batterie furent dirigés sur Moncalvo pour réduire le château. Vu l’étrangeté du fait, le baron de Lentron accompagna le détachement afin d’assister à cette singulière escalade. Il fit sommer la garnison. M. le gouverneur, c’est-à-dire le sergent Sans-Soucy, condescendit à parlementer avec le commandant en chef des troupes piémontaises, mais ce fut pour lui déclarer que l’hôpital était devenu un château fort, pourvu d’une bonne garnison qui était déterminée à ne se rendre qu’à la dernière extrémité. Dans ce Lorrain, il y avait du Gascon.
— Je ne capitulerai, dit-il, qu’après que l’artillerie aura fait brèche au corps de place, et que j’aurai vu ouvrir une tranchée, n’en ouvrît-on que de la longueur de ma pipe. (5)
Amusé par la belle humeur du sergent, M. de Lentron lui répondit :
— C’est bien, mon camarade, vous serez servi selon vos goûts.
Je ne sais pas si l’on ouvrit une tranchée comme l’avait exigé Sans-Soucy, mais ce qui est certain c’est que l’hôpital fut très vivement canonné. Après deux ou trois heures d’un feu violent, auquel la garnison avait riposté de son mieux avec la vieille pièce de fer et une mousquetade continue, plusieurs des défenseurs étaient blessés et la porte était en morceaux. Pour donner l’assaut il suffisait à l’ennemi de jeter quelques fascines dans le fossé. Sans Soucy fit battre la chamade. Reçu en parlementaire par le baron de Lentron, il dit que, l’honneur étant sauf, il était disposé à rendre la place s’il obtenait une capitulation honorable dont il entendait fixer lui-même les conditions. La garnison sortirait avec armes et bagages, défilerait devant les troupes ennemies et aurait la liberté de rejoindre le quartier général du maréchal de Maillebois. Sans-Soucy demanda en outre « quelques vieilles bourriques » pour ceux de ses blessés et de ses malades qui seraient incapables de faire la route à pied.
Sans-Soucy avait décidément conquis par ses gasconnades le baron de Lentron. Le général piémontais accorda tout, même les bourriques.
Le lendemain matin, la garnison sortit de l’hôpital. En tête un tambour boiteux battait la marche. Sans-Soucy, accompagné d’un caporal le bras en écharpe et d’un anspessade (5) qu’il avait promus pour la durée du siège aux fonctions de sous-aides-majors, saluait galamment avec sa hallebarde les officiers piémontais. Derrière lui, défilaient, montés sur des ailes, les soldats les plus malades et les blessés de la veille. Le corps de bataille marchait ensuite, clopin-clopant, mais au port d’arme et en bon ordre, sur trois hommes de front. Enfin, pour que rien ne manquât aux honneurs de la guerre, une charrette qui suivait la colonne contenait le matériel des assiégés, c’est- à-dire les ustensiles de l’hôpital, y compris les seringues, le tout paré de branches de sapin et de tiges de lierre.
C’est dans cet équipage que Sans-Soucy rejoignit, près de Novi, les avant-postes français. Les soldats l’acclamèrent, et le maréchal de Maillebois, non content de le féliciter pour cette prouesse, en rendit compte au roi dans un rapport détaillé. Par l’ordinaire suivant, il reçut pour le sergent un brevet de lieutenant de grenadiers au régiment de Tournaisis. M. de Maillebois voulut lui-même reconnaître Sans-Soucy comme officier. Les troupes ayant pris les armes et s’étant formées en un vaste carré, il se porta devant le front du régiment de Tournaisis, donna l’ordre à Sans-Soucy de sortir des rangs et lut à haute voix le brevet. Dans les premières lignes étaient mentionnés les faits qui avaient valu à l’heureux sergent la bienveillance royale. Au milieu de la lecture, celui-ci interrompit M. de Maillebois :
— Pardieu ! monsieur le Maréchal, relisez-moi voir un peu ça.
M. de Maillebois ayant très volontiers recommencé de lire les éloges que donnait le roi à la résolution et à la bravoure de Sans-Soucy, le nouvel officier, ivre de joie, l’interrompit encore.
— Le diable m’emporte ! s’écria-t-il. Le roi dit vrai !
Sans-Soucy ne s’arrêta pas au grade de lieutenant. Il fut nommé plus tard aide-major de la place de Neuf-Brisach, puis chevalier de Saint-Louis, enfin capitaine de grenadiers. Mais ce n’était plus Sans-Soucy. Il avait repris son vrai nom en le modifiant quelque peu. Il signait : d’Aubry, avec un d et une apostrophe. Il trouvait que c’était de meilleur effet, et il jugeait sans doute que la défense de l’hôpital de Moncalvo valait bien la particule. (6) ■ PIERRE DE MEUSE