Alexandre del Valle fait partie des meilleurs géopoliticiens français. De ceux qui comptent. Quant à l’Union Européenne et à la France en particulier elles sont incapables d’évaluer et prendre en compte les lignes de force de l’évolution du monde. À la fois par ignorance, idéologie et position de vassalité acceptée ou subie vis à vis des Américains. D’où leur incapacité à définir leur politique, à défendre leurs intérêts et à enrayer leur déclin. C’est à dire, aussi, notre appauvrissement individuel et collectif. C’est le thème central de cet intéressant entretien auquel les Français patriotes devraient être attentifs. JSF (Entretien Atlantico du 26.10.2024).
ENTRETIEN
L’émergence de nouvelles puissances géopolitiques contribue-t-elle à diluer l’influence de l’Europe ?
Atlantico : Le sommet des Brics se déroulait, cette année, en Russie, à Kazan. Plusieurs des partenaires européens ont décidé de participer à ce sommet, comme l’explique le Financial Times, parmi lesquels l’Égypte ou la Turquie. Pour Charles Michel, le président du Conseil européen, cette volonté d’afficher sa présence à Kazan constitue un message envoyé à l’Occident. Selon vous, que dit cela de la place de l’Europe en tant qu’entité géopolitique ? Qui la conçoit encore ainsi, selon vous ?
Alexandre del Valle : Le raisonnement de Charles Michel, qui consiste à affirmer que l’Europe ne traiterait pas ses partenaires commerciaux avec le respect qui leur est dû, est assez affligeant, tant parce qu’il est particulièrement naïf que parce qu’il est particulièrement erroné. Qui pourrait croire que l’Union européenne a mal traité la Turquie ou l’Égypte et que cela aurait poussé leurs dirigeants respectifs dans les bras de la Russie ? Penser ainsi, c’est ne pas comprendre la nature même du monde multipolaire dans lequel nous vivons aujourd’hui. Rappelons-nous, d’ailleurs, que la Turquie a envahi Chypre en 1974 et que cela ne nous a pas empêchés d’accepter sa candidature pour rejoindre l’Union européenne en 1999. Et ce, en dépit du fait qu’elle viole chacune des sanctions et l’ensemble des résolutions du Conseil de l’Europe, comme de l’Union elle-même. Elle va jusqu’à menacer un pays membre, la Grèce, en raison de ses revendications territoriales et maritimes. De même, elle n’a toujours pas retiré ses troupes de Chypre. Dire que l’on aurait mal traité la Turquie, c’est oublier qu’au regard des traités européens, elle a fait pire encore que la Russie, puisque l’Ukraine (ne l’oublions pas) n’est pas un pays membre de l’Union. Nous sommes bien plus liés à Chypre qu’à l’Ukraine. Sans doute Charles Michel ne connaît-il pas si bien l’entité qu’il est supposé servir.
Ce premier point évoqué, il faut revenir sur la notion même de géopolitique. Ce que font la Turquie ou l’Égypte relève de la realpolitik. Elles ne s’intéressent pas à la Russie par rancœur vis-à-vis des Européens, elles y vont parce que nous vivons dans un monde multipolaire où elles ont un intérêt à le faire. Cela ne veut pas dire qu’elles ne méprisent pas (au moins pour la Turquie) l’Europe. La Turquie aurait aimé entrer dans l’Union européenne à ses conditions, malgré le fait qu’elle viole le droit européen et de nombreux autres critères du traité de Copenhague. Ce que Charles Michel a visiblement du mal à voir, en plus de sa difficulté à appréhender le fait que plus l’on cède à des dictateurs qui reconnaissent les rapports de force, plus ceux-là mêmes nous trouvent faibles. Notre indulgence à leur égard est perçue comme une forme de faiblesse.
Le cas de l’Égypte, il faut le reconnaître, est différent. L’Union européenne – l’Occident, de façon générale, en vérité – a donné beaucoup d’argent à l’Égypte, qui compte parmi nos partenaires commerciaux. Nous avons signé de nombreux accords avec elle et n’avons pas mis en place d’embargo à son encontre. Cependant, il ne faut pas oublier qu’elle a pu faire l’objet, comme l’ensemble des nations qui mettent leurs minorités en prison, de sanctions assez dures prononcées par le Parlement européen. Mais il serait aberrant de prétendre que l’UE maltraite l’Égypte.
D’une façon générale, nous avons été beaucoup plus durs avec la Hongrie de Viktor Orban que nous ne l’avons été avec n’importe lequel de nos partenaires musulmans (qu’il s’agisse de l’Arabie Saoudite, de la Turquie, des Émirats Arabes Unis ou de l’Égypte), dont certains persécutent pourtant des chrétiens et des minorités, en plus de ne pas toujours être de véritables démocraties. L’analyse de Charles Michel est, au final, assez pauvre géopolitiquement parlant. Il ne faut pas perdre de vue que ceux qui se rapprochent de la Russie, parmi les Brics, ne sont pas nécessairement pro-russes ou anti-OTAN. Ils ne nous en veulent pas tous : ils ont tout simplement un intérêt à le faire. L’Inde, présente à Kazan, ne se rapproche pas des Brics dans l’idée de s’attaquer à l’Occident. Les Émirats Arabes Unis ont, sur leur sol, une base française. Tous deux, toutefois, ont intérêt à participer à ce sommet et ne s’intéressent pas aux condamnations que telle ou telle nation pourrait verbaliser. Ils veulent vendre leur pétrole, leur gaz, ou n’importe quelle autre ressource dans n’importe quelle monnaie. Ils acceptent la dédollarisation, non pas par haine du dollar, mais parce que dans certains cas cela peut leur rapporter, tout simplement. Ils sont tout à fait cyniques et ne donnent pas dans le moralisme.
J’ai, du reste, tendance à penser que le message qui émane de la présence de certains de nos partenaires au sommet de Kazan est assez clair : il dit de l’Union européenne qu’elle est tantôt moraliste, tantôt impérialiste. Qu’elle aime à donner dans l’ingérence, comme elle peut le faire en Ukraine, comme elle l’a fait en Moldavie ou en Géorgie, ce qui avait d’ailleurs beaucoup énervé les Russes. Nous avions soutenu un président anti-russe dans ces trois pays. Nous continuons d’ailleurs de le faire en Moldavie. C’est l’une des raisons de l’attitude de la Russie à notre encontre. C’est une politique qui, non contente de nous fâcher avec le Kremlin, contribue aussi à provoquer des guerres, comme en Ukraine. Le problème de fond de l’Europe, c’est que c’est un empire qui a l’air gentil… mais un empire tout de même, et même un empire en permanente expansion. De plus, l’Europe n’est pas neutre en cela qu’elle s’inscrit dans la structure de défense de l’OTAN et que chacun des pays membres de l’Union, même s’ils n’appartiennent pas au traité atlantique nord, est protégé par le même parapluie.
Dans quelle mesure peut-on dire de l’Europe qu’elle est un acteur majeur, géopolitiquement parlant ? Sa division, en matière de politique internationale, ne la condamne-t-elle pas à rester un acteur mineur ?
L’Europe, il faut l’admettre, n’est pas un acteur géopolitique majeur. Ce n’est pas moi qui le dis, mais George Friedman, le politologue américain. Il est l’un des plus grands stratèges encore en vie, ayant conseillé le Pentagone comme la Maison Blanche et ayant contribué à de nombreuses revues de renom, dont le titre de presse italien Limes. Dans une conférence qu’il a donnée en 2015 à Washington, il a abordé la question ukrainienne en affirmant que, pour les stratèges américains, l’Europe n’existait pas. “Nous ne connaissons pas de sujet européen”, a-t-il en somme déclaré. Il a ensuite ajouté, pour l’essentiel, qu’il n’existait pas d’organe européen qui compte. Il a précisé qu’ils connaissaient les Roumains, sur qui ils pouvaient s’appuyer contre les Russes, tout comme les Polonais ou les Ukrainiens. Fondamentalement, il a expliqué que les stratèges américains ne s’intéressaient pas à l’Union européenne, mais bien aux acteurs européens. C’est d’une clarté inouïe. Nous pourrions aussi parler d’Henry Kissinger, décédé en novembre 2023. Lui aussi était un grand stratège, resté célèbre (notamment) pour une locution célèbre : “L’Europe, quel numéro de téléphone ?”. Nous avons là l’exemple de deux hommes, l’un contemporain et l’autre plus ancien, qui avancent dans le même sens sur cette question.
Que dire de la dépendance aux États-Unis ? L’Europe peut-elle prétendre à un rôle majeur en matière géopolitique, si elle est perçue comme l’obligée de son principal allié ? Dans quelle mesure l’élection présidentielle actuelle est-elle susceptible de rebattre les cartes ?
Vous abordez là un sujet particulièrement important. Permettez-moi d’abord de clarifier ma position : je ne suis pas anti-américain, et je suis d’ailleurs le premier à penser qu’ils peuvent être de très bons partenaires. Repensons à ce que pouvait dire le général de Gaulle, qui a été injustement accusé d’anti-américanisme. Il n’était pourtant pas opposé à l’OTAN : il voulait simplement que l’Europe investisse davantage dans sa défense et qu’elle soit autonome, tout en restant l’alliée des États-Unis d’Amérique. Notons d’ailleurs que le général a toujours été du côté des Américains quand il a fallu prendre une décision dure ou grave. Cela illustre qu’il est tout à fait possible pour l’Europe de travailler à son autonomie sans pour autant trahir les États-Unis ou devenir un agent de la Russie. L’Europe n’a pas à choisir entre être ou non pro-russe. Il y a, entre les deux, une juste voie. Malheureusement, en raison de pressions internes comme externes, l’Europe ne parvient pas à s’engager. Un certain nombre de nos dirigeants rêvent d’être employés, à l’issue de leur mandat, par des multinationales américaines. C’est ce qui est arrivé à l’ancien président de la Commission européenne, José Manuel Durão Barroso, qui a fini à Goldman Sachs. Il n’est donc pas étonnant que certaines de nos élites se soumettent un peu volontairement à l’Amérique.
Autre point important : l’Europe est structurellement divisée. Elle est composée de plusieurs capitales qui n’ont pas nécessairement les mêmes intérêts, ce qui constitue mécaniquement un obstacle à son autonomie. Pour le coup, ce n’est pas véritablement la faute des États-Unis, même si ceux-ci ne veulent pas d’une Europe de la défense et ont tout fait pour monter les Français contre les Allemands à ce sujet. Les raisons de l’américanisation de nos élites sont donc multiples : elles relèvent du structurel (on peut difficilement se passer de l’OTAN pour assurer la défense européenne, faute d’une Europe de la défense) et aussi du conjoncturel (on parle ici de compromissions et d’intérêts personnels qui priment sur l’intérêt général).
Naturellement, et vous avez raison de le souligner, l’élection présidentielle américaine est de nature à rebattre les cartes à ce sujet. Comme le disait très justement un gaulliste assez connu et brillant – Monsieur de Villepin – une élection de Donald Trump pourrait servir les intérêts stratégiques de l’Europe, indépendamment de ce que l’on peut penser du candidat républicain sur le plan moral ou idéologique. Cela s’explique assez simplement : Donald Trump proposait récemment encore de quitter l’OTAN. Se faisant, il démantèlerait de facto le traité atlantique nord, et les pays qui en dépendent le plus se retrouveraient donc sans protection. Cela pourrait les motiver grandement à œuvrer en faveur d’une Europe de la défense. Bien évidemment, il est très peu probable que ce scénario se réalise.
Dans quelle mesure l’émergence de nouvelles puissances géopolitiques contribue-t-elle à diluer l’influence de l’Europe ?
Le monde multipolaire ne répond pas, à proprement parler, à une logique de pôles ou de blocs. C’est bien davantage un monde d’États-nations. On y trouve de petits États, notamment, comme Singapour ou les Émirats Arabes Unis, mais aussi de très grands États comme la Chine, l’Inde ou la Russie. La plupart du temps, ils ne sont pas d’accord sur beaucoup de choses. Prenez les Russes et les Turcs, par exemple : ils sont ennemis historiques. Les Chinois et les Indiens le sont aussi, d’ailleurs. Cela n’empêche pas tout ce petit monde de se retrouver au sein des Brics ou même dans d’autres organisations comparables. Et il n’y est pas question de créer des régions du monde entièrement unifiées : ils s’y retrouvent en tant qu’États, en tant que nations, qui croient à l’intérêt des relations internationales, qui ont conscience que c’est l’État qui est le seul acteur qui compte et qui se place plus haut que le droit, puisqu’il est en mesure de se soustraire aux traités s’il le souhaite.
Dans un monde multipolaire, les États qui n’ont pas voix au chapitre sont les États faibles et ceux qui renoncent. L’Europe, en tant que sujet américain, ne peut pas être un acteur du monde multipolaire. ■