Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« Le grand-duc Nicolas, celui qui commande aujourd’hui les armées russes… »
Une personne qui a de nombreuses relations européennes me dit :
« La lecture du Livre bleu, où le gouvernement de Sa Majesté britannique a recueilli tous les éléments diplomatiques qui le concernent depuis la crise austro-serbe jusqu’à la déclaration de guerre à l’Allemagne, cette lecture pose à l’esprit tout sorte de doutes et de questions. On finit par se demander si cette guerre a été tant que cela voulue et provoquée par l’Allemagne toute seule.
Une chose dès l’abord évidente, c’est que cette fois la Russie était déterminée à aller jusqu’au bout, à ne pas se laisser intimider par l’Allemagne, à ne pas subir un affront pareil à celui de 1909, lorsqu’elle avait reculé devant l’ultimatum allemand porté par M. de Pourtalès à Petrograd. Ensuite il est clair que le président Poincaré et M. Viviani, dangereusement novices en matière de politique extérieure, se sont laissé embobiner pendant leur voyage du mois de juillet en Russie. En sorte que, dès les premières complications austro-serbes, la France et la Russie se présentent d’accord, résolues à la résistance et envisageant le risque de guerre.
Déjà en 1913, lorsque le grand-duc Nicolas, celui qui commande aujourd’hui les armées russes, était venu à Paris, il avait dit « Êtes-vous prêts ? C’est le moment. » J’en avais été informé de la meilleure source. Et puis, à Nancy, le grand-duc et la grande-duchesse n’étaient-ils pas allés jusqu’à la frontière pour apercevoir Metz ? Ne s’étaient-ils pas fait photographier de ce point de vue, par un symbole translucide où la Russie offrait la revanche à la France ?…
Dès le 24 juillet, en effet, Sir G. Buchanan, ambassadeur d’Angleterre en Russie, mande à son gouvernement qu’il a eu une conversation à l’ambassade de France, avec M. Sazonof et M. Paléologue, et que celui-ci lui a « donné à entendre que la France remplirait, si cela devenait nécessaire, toutes les obligations que lui imposait son alliance avec la Russie, outre qu’elle seconderait fortement la Russie dans toutes ses négociations diplomatiques ».
A la question de savoir si l’Angleterre se joindrait à la Russie et à la France, Sir G. Buchanan répond dans le sens de ses instructions et conformément aux principes de la politique anglaise, politique qui consistait à ne jamais engager l’Angleterre avec la Russie et la France à fond et sans conditions et à toujours conserver la liberté d’appréciation et d’action du Royaume-Uni. Et son rapport ajoute :
« L’ambassadeur de France et M. Sazonof continuèrent tous deux à me presser pour une déclaration de solidarité complète du gouvernement de Sa Majesté avec les gouvernements français et russe, et j’ai, en conséquence, dit qu’il me semblait possible que vous voudriez, peut-être, consentir à faire de fortes représentations aux deux gouvernements allemand et autrichien, faisant valoir auprès d’eux qu’une attaque sur la Serbie par l’Autriche mettrait en question la paix entière de l’Europe. Peut-être pourriez-vous trouver moyen de leur dire qu’une telle action de la part de l’Autriche amènerait probablement une intervention russe qui impliquerait la France et l’Allemagne, et qu’il serait difficile à la Grande-Bretagne de rester à l’écart si la guerre devenait générale. M. Sazonof répondit que, tôt ou tard, nous serions entraînés à la guerre si elle éclatait : (nous (Anglais) aurions rendu la guerre plus probable si, dès le début, nous ne faisions pas cause commune avec son pays et avec la France… Il me semble, d’après le langage tenu par l’ambassadeur de France, que, même si nous déclinons de nous joindre à elle, la France et la Russie sont résolues à prendre fortement position.
Ainsi voilà qui est bien clair : la Russie, décidée à reprendre son rôle de protectrice des Slaves en Orient et à ne plus subir d’humiliation comme en 1909 (annexion de la Bosnie) et en 1913 (démonstration contre le Monténégro), la Russie s’est assuré le concours absolu de la France. Comme il s’agit de résister à une nouvelle tentative de la politique d’intimidation pratiquée avec succès depuis si longtemps par l’Allemagne et l’Autriche, la Russie demande que l’Angleterre fasse connaître que la Triple-Entente tout entière sera unie. Autrement l’Allemagne, ayant la certitude de se retrouver en face de la Russie et la France seules, ira jusqu’à la dernière extrémité, elle aussi, et ne reculera pas devant la guerre.
Alors, on commence à comprendre, on craint de commencer à comprendre que l’Angleterre a affiché à dessein ses intentions pacifiques, qu’elle a joué de la réputation pacifiste de ses libéraux et, derrière ce paravent, laissé l’Allemagne s’engager à fond ; puis, quand l’Allemagne a été engagée de façon à ne plus pouvoir se dédire, l’Angleterre s’est présentée. Elle aurait ainsi provoqué la guerre par une des plus profondes subtilités dont fasse mention l’histoire. Même le caractère pacifiste du ministère radical a été savamment exploité et donné comme une garantie de neutralité par les éléments qui, dans le cabinet, ont organisé ce piège que l’Allemagne appelle un guet-apens. Ce sont certainement Sir Edward Grey et Winston Churchill qui ont monté et mis en scène tout ce drame. Le récit de Sir Edward Goschen (l’ambassadeur anglais à Berlin), où la surprise, la déception, la rage de l’Empereur, du chancelier et de M. de Jagow, sont observées avec tant de sang-froid et peintes avec tant de talent, ce récit, sur lequel se ferme Le Livre bleu, permet de mesurer la profondeur de l’abîme dans lequel l’Allemagne officielle s’est sentie précipitée par la Perfide Albion. »
La lecture des documents diplomatiques donne avec force l’impression que les choses ses ont bien passées de cette manière. Ce n’est d’ailleurs pas une impression personnelle. M. de K… a recueilli de la bouche d’un diplomate étranger que je ne puis nommer et qui voit beaucoup la reine Amélie de Portugal* (Photo), une version très sensiblement pareille des évènements. Ce n’est pas seulement à Berlin que l’on attribue au gouvernement britannique la pensée mère de ce vaste conflit.
Si j’ajoute que l’ambassadeur de Russie en France, le remuant et entreprenant Isvolski, déclare à tout venant que cette guerre est « sa guerre », il reste à conclure que le gouvernement français a été manœuvré par ses alliés, et il n’a pas donné le moindre symptôme de l’action de son libre arbitre. ■ JACQUES BAINVILLE
* Amélie de Portugal (1865-1951), veuve du roi de Portugal Charles 1er assassiné en 1908, fille du comte de Paris, chef de la maison de France après la mort du comte de Chambord, sœur du prétendant le duc d’Orléans, arrière-petite-fille du roi Louis-Philippe.
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