Par Jean-Loup Bonnamy.
Cet article de Jean-Loup Bonnamy publié hier par Le Figaro mérite surtout d’être lu attentivement plutôt que d’être commenté. Certes, son intention première est de faire ressortir l’incompétence d’Emmanuel Macron, sa méconnaissance du sujet qu’il a cru devoir évoquer devant le parlement marocain et son ignorance de la sensibilité musulmane profonde, ainsi que, par voie de conséquence, la nocivité de sa diplomatie. Malheureusement celle de la France. Mais rien de tout cela n’est hélas nouveau. Il en résulte toutefois une analyse fine, équilibrée et, selon nous, sage et pondérée, sous l’angle historique, comme sous l’angle des rapports conflictuels ou non, entre les civilisations, qui mérite d’être méditée, éventuellement discutée, et qui rejoint, nous semble-t-il pour l’essentiel, la pensée traditionnelle en la matière. Un sujet qui pourrait susciter un riche débat.
TRIBUNE – Mardi dernier, Emmanuel Macron a évoqué devant le Parlement marocain les «années d’Al Andalus». Pour susciter le respect de ses hôtes, le président eût été plus averti de ne pas vanter ce mythe réfuté par les historiens, souligne le normalien Jean-Loup Bonnamy.
Cela fait 1400 ans que nous assistons au heurt de la Croix et du Croissant. Toutefois, cela n’empêche pas chrétiens et musulmans de coopérer et ne nous condamne pas au choc des civilisations.
Normalien et agrégé, Jean-Loup Bonnamy est docteur en philosophie. Il a récemment publié L’Occident déboussolé aux éditions de L’Observatoire.
«L’histoire justifie ce que l’on veut» disait Paul Valéry. C’est peut-être pour illustrer ce mot qu’Emmanuel Macron a tenu à réactiver le mythe d’Al-Andalus lors de son déplacement au Maroc. Faisant curieusement l’éloge d’une invasion étrangère du territoire national, le président de la République a ainsi déclaré à ses hôtes marocains : «Les années d’Al Andalus ont fait de l’Espagne et du sud de la France un terreau d’échange avec votre culture».
Qu’est-ce que le mythe d’Al-Andalus ? C’est l’idée selon laquelle la présence musulmane en Espagne (711 – 1492) aurait été une période dorée et tolérante, propice à la cohabitation harmonieuse des différentes cultures et des trois grandes religions monothéistes (judaïsme, christianisme, islam). Cette vision a été forgée par des historiens européens du 19e siècle, critiques envers le catholicisme, pour qui l’Espagne de leur époque apparaissait comme le fief du fanatisme catholique. Il s’agissait de louer la supposée tolérance de l’Espagne musulmane de jadis pour dénigrer par contraste l’intolérance catholique. Bien sûr, le politiquement correct multiculturaliste de notre époque s’est emparé de cette idée.
Or, ce mythe est loin de correspondre à la réalité. Tout d’abord, il repose sur un anachronisme. Les notions de tolérance ou de liberté de culte et de conscience sont des produits de l’Occident moderne. De tels concepts n’existaient pas au Moyen-Âge et auraient été incompréhensibles pour les hommes de l’époque, qu’ils soient chrétiens ou musulmans. Ensuite, le cadre théologico-juridique de l’islam est peu porté à la tolérance. En droit musulman, les polythéistes sont condamnés à mort. Et juifs et chrétiens ne sont pas considérés comme de vrais juifs et de vrais chrétiens par l’islam. En effet, du point de vue musulman, les seuls juifs et chrétiens authentiques sont… les musulmans eux-mêmes, seuls à être restés fidèles au message monothéiste originel d’Abraham. L’islam accuse juifs et chrétiens d’avoir falsifié leurs textes religieux. Et c’est à cause de cette adultération des textes qu’Allah a dicté le Coran à Mahomet, afin de rappeler à nouveau la vérité aux hommes, cette fois de manière totale et définitive.
Juifs et chrétiens sont donc des égarés. Dans une société régie par un pouvoir musulman (comme l’était Al-Andalus), ils bénéficient du statut ambivalent de dhimmi, qui est à la fois une protection et une humiliation. Côté protection : le droit musulman leur accorde la vie sauve et leur permet de pratiquer leur culte. Ainsi on ne doit pas les convertir de force. Mais, côté humiliation, ils doivent payer un impôt spécifique très lourd, sont obligés de porter des vêtements distinctifs permettant de les reconnaître, ne sont pas autorisés à construire des habitations plus hautes que celles de leurs voisins musulmans et il leur est interdit de monter à cheval ou de porter des armes.
Dans son livre Al-Andalus, l’invention d’un mythe, l’historien, islamologue et arabisant espagnol Serafin Fanjul, affirme qu’il s’agissait, « d’un régime terrifiant, très semblable à l’apartheid sud-africain », marqué par l’intolérance et le conflit
En justice, les dhimmis n’ont pas le droit de contredire un musulman. La dissymétrie est au cœur de ce système : le dhimmi peut se convertir à l’islam, mais toute conversion au judaïsme ou au christianisme d’un musulman est punie de mort. C’est ce statut, assez peu enviable, qui prévalait à Al-Andalus, comme ailleurs en terre d’islam. Dans son livre Al-Andalus, l’invention d’un mythe, l’historien, islamologue et arabisant espagnol Serafin Fanjul, affirme qu’il s’agissait, «d’un régime terrifiant, très semblable à l’apartheid sud-africain», marqué par l’intolérance et le conflit, les discriminations et la ségrégation, la souffrance et la violence, bien loin de l’ouverture et de l’apaisement tant vantés.
Certes, on trouve des exemples d’une coexistence heureuse des religions dans l’Espagne musulmane. Par exemple, le médecin et diplomate juif Ibn Shaprut fut l’un des principaux serviteurs du calife de Cordoue. Mais les exemples contraires pullulent. En 750, la dynastie arabe des Omeyyades perd le pouvoir à Damas. Elle trouve alors refuge en Espagne, où elle impose un pouvoir dissident. Comme l’écrit Joseph Pérez, «Nostalgiques d’un Orient perdu, dont ils ont été chassés par la révolte des non-Arabes convertis à l’islam, en particulier des Persans, les Omeyyades n’auront de cesse de réaffirmer leurs droits sur une terre d’Espagne qu’ils considèrent comme naturellement hostile. Il s’agit pour eux de prendre leur revanche, cette fois-ci en Occident. L’ennemi est toujours le même : le musulman non-Arabe, qu’il soit persan en Orient, hispanique ou berbère en Occident, anti-Arabe toujours».
Il s’agit pour ces Arabes syriens de maintenir en Espagne les coutumes syriennes et la langue arabe la plus pure contre les autres musulmans d’Espagne : Berbères et Espagnols convertis. Aux haines ethniques entre musulmans, s’ajoute l’intolérance contre les déviations religieuses : Il y avait à Al-Andalus un milieu d’oulémas plus intransigeant et conservateur qu’en Orient. On réprima impitoyablement toute trace de chiisme.
Puis cette dynastie finit par tomber, remplacée par une multitude de royaumes musulmans espagnols divisés : les taïfas (c’est-à-dire les morceaux, les tessons). Ces royaumes sont conquis par une dynastie berbère marocaine, venue du désert saharien et qui règne déjà sur le Maghreb : les Almoravides, qui imposent un tour de vis religieux particulièrement strict. Mais ces hommes à la peau sombre sont la cible d’une haine raciale de la part de leurs sujets espagnols musulmans à la peau claire. À leur tour, ils sont remplacés (et massacrés) par une autre dynastie berbère marocaine, venue des montagnes de l’Atlas : la secte des Almohades. Nouveau tour de vis rigoriste : on brise les barriques de vin et les instruments de musique, le voilement des femmes devient une obsession, les chrétiens et les juifs n’ont plus le choix qu’entre la conversion à l’islam ou la mort. C’est ainsi que le grand savant juif Maïmonide dut fuir l’Espagne.
L’islam méprise ceux qui le flattent, mais respecte ceux qui défendent fermement leur identité. On ne saurait mieux le dire que Chateaubriand évoquant la captivité de Saint Louis durant les Croisades.
Enfin, en marchant sur les traces de Voltaire (pour qui le barbare Charles Martel avait empêché son peuple d’accéder à la sagesse des musulmans d’alors), Emmanuel Macron n’a pas compris la psychologie de l’islam : en flattant l’islam, en exaltant le mythe d’Al-Andalus – dont les historiens ont montré toute la fausseté -, il pense gagner le respect des masses musulmanes. Or, il ne suscite que leur mépris et réveille, sans même s’en rendre compte, leur imaginaire conquérant.
En effet, l’imaginaire islamique est guerrier, belliqueux et conquérant. Contrairement au Christ ou au Bouddha (qui furent non-violents), Mahomet fut un chef de guerre, dont la biographie regorge de razzias et de batailles. De 622 à 732, l’islam connaît une expansion guerrière fulgurante. Les conquérants arabes détruisent l’Empire perse, s’emparent d’une bonne partie de l’Empire byzantin, mettent la main sur l’Asie centrale en défaisant les Chinois à la bataille de Talas, conquièrent toute l’Afrique du Nord et l’essentiel de la péninsule ibérique, pénètrent en Gaule franque…
En à peine un siècle, l’islam (né dans les déserts de la péninsule arabique) s’est diffusé par l’épée des portes de la Chine aux Pyrénées, englobant le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Il a arraché à la chrétienté une bonne partie de ses terres. Encore aujourd’hui, les musulmans voient dans la rapidité de cette expansion la preuve de la véracité de leur religion et de la faveur divine dont ils jouiraient. Signe de cet imaginaire, en pleine conquête française de l’Algérie, l’émir Abdelkader appelait au djihad en déclarant : «Nous passerons la mer sur des barques. Nous prendrons Paris. Puis nous conquerrons les autres nations et leur apprendrons l’islam». Et quand Erdogan décida de refaire de Sainte-Sophie une mosquée, il s’y fit accompagner par un imam armé d’un sabre.
La nostalgie d’Al-Andalus reste vive dans l’imaginaire musulman. Ainsi lorsque l’Organisation de la coopération islamique, qui regroupe les pays musulmans, représente le monde musulman sur une carte, elle y fait souvent figurer l’Espagne. Ce sentiment est particulièrement vif chez les islamistes. Ainsi Abdullah Azzam, mentor palestinien de Ben Laden, considérait que l’Espagne était une terre musulmane «à libérer», au même titre que la Palestine. Et les terroristes d’Al-Qaeda qui ensanglantèrent l’Espagne lors des attentats du 11 mars 2004 mentionnaient également Al-Andalus dans leur communiqué. Exalter Al-Andalus comme le fit le président n’était donc guère prudent.
L’islam méprise ceux qui le flattent, mais respecte ceux qui défendent fermement leur identité. On ne saurait mieux le dire que Chateaubriand évoquant la captivité de Saint Louis durant les Croisades : «Les infidèles proposèrent à Saint Louis dans les fers la couronne d’Égypte, parce qu’il était resté, disent les historiens arabes, le plus fier chrétien qu’on eût jamais vu». De même, à la fin des années 1990, une délégation officieuse des Talibans vint à Paris, avec l’accord des services secrets français. Ces Talibans voulurent assister à une messe à Notre-Dame et furent très impressionnés, notamment par l’architecture et par le spectacle d’une femme en pleine prière. Ils eurent un grand respect pour la France après cette scène.
Cela fait 1400 ans que nous assistons au heurt de la Croix et du Croissant. Toutefois, cela n’empêche pas chrétiens et musulmans de coopérer et ne nous condamne pas au choc des civilisations. Pour gagner le respect des musulmans, un non-musulman ne doit pas vanter la tolérance (imaginaire) de l’islam : il doit affirmer qu’il respecte l’identité musulmane mais qu’il exige le même respect pour son identité à lui. Chacun doit être pris pour ce qu’il est, sans provocation, mais sans illusions. L’indispensable constat de nos différences et la défense ferme de notre identité ne sont pas un obstacle à des projets communs.
Emmanuel Macron aurait été ainsi mieux inspiré d’exalter la bataille de Poitiers, où Charles Martel arrêta les musulmans, puis de préciser que cette victoire n’empêcha pas Charlemagne, petit-fils de Charles Martel, d’entretenir d’excellentes relations avec Haroun al-Rachid, calife de Bagdad, ni d’aider des musulmans espagnols en lutte contre d’autres musulmans. Il aurait pu souligner l’existence de mariages mixtes, d’alliances militaires ponctuelles, d’échanges de cadeaux, de tournois amicaux entre la noblesse chrétienne et la noblesse musulmane, pourtant ennemies, à certains moments de l’histoire d’Al-Andalus.
Il aurait pu parler de Lyautey, officier français catholique qui se définissait comme «le premier serviteur du sultan marocain», protégeant l’identité islamique, s’opposant à toute installation de colons français et aidant le roi du Maroc à restaurer son autorité en battant une à une les tribus rebelles. Il aurait pu louer le concours précieux des soldats maghrébins durant les deux Guerres mondiales. Cela aurait eu plus de sens et suscité plus de respect chez ses hôtes marocains que de louer une Al-Andalus tolérante… qui n’a jamais existé que dans les imaginations occidentales. ■
Dernier ouvrage
Conseil de lecture : voir dans JSF les trois publications suivantes de Péroncel-Hugoz
« Lyautey, ce grand pacificateur » : retour sur l’ entretien de Péroncel-Hugoz paru dans Valeurs Actuelles, en mars 2024 (Hors série « L’Histoire interdite »).
I. II. III.
L’article finit en eau de boudin… Le « respect » s’effectue entre nobles au-delà des religions, et l’alliance avec certaines tribus fait partie de la géopolitique pas plus… Lyautey a été au contraire un allié objectif de l’islam en empêchant par exemple que les populations berbères retrouvent leur passé chrétien celui des St Augustin, Cyprien, Tertullien… Cela aurait pu éviter que les Kabyles basculent dans le soutien au FLN après que en 1947 les urnes furent bourrées au second Collège et que toute la frange francophone chrétienne perde ainsi la face (comme Jean Amrouche) et non chrétienne également comme Ferhat Abbas…