Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« L’espion, en effet pullule. On en fusille tous les jours en France. »
C’est incontestablement un succès qu’a remporté sur l’Yser l’armée franco-anglo-belge. Mais c’est un succès en quelque sorte négatif : l’ennemi voulait aller à Dunkerque et à Calais. Il a fait à cette intention un effort énorme, il a sacrifié des milliers et des milliers de soldats dans cette nouvelle bataille des Dunes, et il n’a pas obtenu ce qu’il voulait obtenir. Cependant, de la part des Alliés, il n’y a pas eu de victoire au véritable sens du mot : on s’est opposé à la marche de l’ennemi, on a contrarié ses plans. Mais c’est tout. Aussi, même parmi les combattants dont le moral est le plus énergique, même parmi les officiers les plus instruits, beaucoup disent qu’on ne voit pas la fin de cette guerre et que, si l’on arrive à chasser les Allemands de France , ce sera déjà très beau.
Et le Belgique alors ?…
Comme quelqu’un disait hier qu’on ne s’éterniserait pas face à face dans les tranchées et que Joffre ménageait à l’ennemi un tour de sa façon, quelqu’un répliqua : « Espérons qu’il ne l’a pas dit trop haut, sans quoi il se sera bien trouvé un espion pour aller le répéter à Von Kluck. » L’espion, en effet pullule. On en fusille tous les jours en France. Mais les Allemands ont des indicateurs sur tous les points de la planète. L’autre jour, la flottille allemande qui est arrivée en vue des côtes d’Ecosse a été prévenue de l’approche des navires anglais. Dans un autre combat sur la côte américaine de l’Océan Pacifique, l’escadre allemande a été merveilleusement informée de tous les mouvements des Anglais.
A Paris, il y a peut-être encore en ce moment 20.000 espions, quoiqu’on ait expulsé un grand nombre de suspects. J’apprends que le fameux Max Nordeau1, l’auteur de Dégénérescence, qui écrivait en français aussi bien qu’en allemand que la France était malade et pourrie, a été reconduit à la frontière. Il avait ses deux filles ici dans une ambulance de la Croix-Rouge !
…Cette guerre de tranchées est si singulière, si imprévue ! Elle fait écrire à un anonyme, dans Le Matin, ces observations curieuses et justes :
« La guerre souterraine permet de neutraliser les effets de l’artillerie moderne. Aussi arrive-t-il qu’on regrette les anciens armements. Certains chefs utilisent à nouveau ces mortiers périmés, si bas sur pattes qu’on les appelle des crapouillots, qui datent de Louis XIV et portent au plus à quatre-cents mètres. Quel dommage qu’il n’y ait plus d’archers dans les armées ! Une flèche, par la vertu de sa parabole, pénétrerait plus profondément dans les tranchées proches qu’une balle de fusil Lebel.
Il s’en faut guère que les Français et les Allemands, nez à nez, échangent des discours avant d’en venir aux mains, comme dans L’Iliade. Sans doute, Homère, entendant le langage que nos troupes tiennent parfois aux Boches, trouverait leurs propos un peu brefs. Il n’en reste pas moins qu’on voit aujourd’hui restaurer de tranchée à tranchée d’anciennes modes qui semblaient perdues pour toujours. »
Et, pourtant on avait bien raconté que, pendant la guerre de Mandchourie, Russes et Japonais, quand ils avaient épuisé leurs munitions, se lançaient quelquefois des pierres !
D’ailleurs, dans ces tranchées où ils sont depuis deux mois, nos soldats s’installent. L’ingéniosité du troupier français a rendu ces terriers habitables. Lane humeur fait le reste. Gaston m’envoie ce fac-simile de la correspondance qu’on s’y adresse :
« Commandant X… au capitaine d’artillerie Z…
« On dansera à partir de 16h15. Si l’heure vous convient, faites-le moi dire. Tout est prêt. Nous avons les instruments de musique. »
Réponse : « J’apporte mon violon. »
Il s’agit, opération grosse de risques, de détruire une tranchée allemande à la distance de 160 mètres.
J’en reviens à la « décision » qui se fait tant attendre et dont personne n’entrevoit les moyens. Est-ce sur la Russie qu’il faut compter ? Peut-être, mais à la condition de ne pas montrer d’impatience. L’Invalide Russe n’écrivait-il pas ces jours-ci que, de son côté et sur son champ d’opérations, la Russie, en mettant tout au mieux et à condition qu’il n’y eût pas de contretemps, ne pouvait espérer que la guerre se termine à son avantage avant le mois de juillet ou d’août 1915 ?… Comme disent les Turcs : « La hâte vient du diable, mais le calme et la pondération viennent d’Allah ! »
Ces dons d’Allah sont ceux que possède le général Joffre, qui, d’ailleurs, est, paraît-il, en ce moment, de bonne humeur et très optimiste. On cite de lui ce beau mot de soldat à M. Poincaré, qui lui parlait de la victoire : « Monsieur le Président, nous serons vainqueurs quand nous serons en Allemagne. » ■ JACQUES BAINVILLE
1. Max Nordau (1849-1923), médecin, journaliste et écrivain, était né à Pest, mais habitait Paris depuis 1880 où il était une figure de la vie littéraire. Dégénérescence parut en 1895. Compagnon de Herzl à la tête du mouvement sioniste, il avait couvert pour la presse allemande les procès de l’Affaire Dreyfus. Il avait en réalité quitté la France pour l’Espagne dès le 16 septembre. A Bordeaux, il avait donné une interview à La Petite Gironde qui le publia en octobre. Sa famille était restée en Bretagne. Bainville fait allusion ici à la décision de l’Association la presse étrangère de rayer, et donc d’expulser de France ses membres allemands et austro-hongrois. Ce sont ses deux belles-filles qui travaillaient à la Croix-Rouge. Il rentra d’Espagne en France en 1919. Il mourut à Paris.
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