Pourquoi l’histoire pèse-t-elle tant sur les deux pays ?
Par Xavier Driencourt.
Commentaire – Cette tribune de Xavier Driencourt
« le pouvoir algérien attend « toujours plus » de la France et il lui est facile (…) de contester par avance les éventuelles concessions. » Xavier Driencourt
TRIBUNE – Alors qu’Alger célèbre le 1er novembre les 70 ans du début de la guerre d’Algérie, l’instrumentalisation de la mémoire n’a jamais été aussi importante, analyse l’ancien ambassadeur*.
L’Algérie est sans doute le seul pays qui a deux fêtes nationales, le 1er novembre, qui commémore la « Toussaint rouge », le début de la guerre, et le 5 juillet, qui célèbre l’indépendance obtenue au référendum du 3 juillet 1962. L’Algérie célébrera demain les 70 ans du début de la guerre. On peut s’attendre, à la fois en raison de l’anniversaire mais aussi de la nouvelle crise entre Paris et Alger, amplifiée par la reconnaissance de la « marocanité » du Sahara occidental et la visite du président Macron à Rabat, à une célébration fastueuse où l’histoire sera mise à contribution. La question mémorielle concernant l’Algérie est une des plus difficiles : non seulement parce qu’elle marque en France, la « fin d’une époque », celle des « colonies », parce que les derniers survivants de l’Algérie française sont toujours vivants, parce qu’en France cette mémoire enfouie d’un temps révolu a été transmise aux générations suivantes, parce que l’Algérie s’invite dans nos débats politiques nationaux, parce qu’enfin, des deux côtés de la Méditerranée, c’est une lecture différente de l’histoire que l’on voit.
Pourquoi l’histoire pèse-t-elle tant sur les deux pays ? Du côté français, cette question mémorielle a longtemps été « enfouie » dans nos esprits. Le choix des termes était lui-même significatif : selon que l’on parlait des « événements », de la « guerre d’Algérie », de la « guerre d’indépendance », on était rangé dans tel ou tel camp de l’histoire. La guerre et l’indépendance algérienne étaient un sujet tabou, l’histoire était trop récente, elle se confondait encore avec l’actualité, les plaies étaient trop vives. Après 1962, il fallait passer à autre chose, et c’est le choix que fit de Gaulle, moderniser la France, s’ouvrir sur l’Europe voire la diriger, mener une « grande politique étrangère », entrer enfin dans le véritable après-guerre en oubliant toutes les guerres qui avaient jalonné notre histoire depuis 1939.
C’est lorsque l’Assemblée nationale française vota en février 2005 un texte de loi, dont l’article 4 « reconnaissait le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et demandait aux programmes scolaires de reconnaître ce fait », que la « question mémorielle » devint centrale dans notre relation avec l’Algérie. Cet amendement dit « amendement Vanneste » eut deux effets : en France, il ouvrit la voie aux nombreux « gestes mémoriels » des présidents Sarkozy, Hollande puis Macron, en raison d’abord de la polémique provoquée puis de la prise de conscience liée à la nécessité de « dire les choses » sur cette période ; en Algérie, il contribua à radicaliser un débat qui désormais allait mettre l’accent sur la « repentance » et les excuses.
Le « récit national », écrit exclusivement par les vainqueurs de la France – qui étaient aussi les vainqueurs de l’ALN sur les négociateurs algériens à Évian – est tout à la gloire du FLN et s’est de la sorte transformé en « rente mémorielle ».
À Alger, cette question de la mémoire était alors relativement secondaire ; si l’histoire était instrumentalisée, elle n’était pas, comme aujourd’hui, mise au tout premier plan. Je me souviens du président Bouteflika, m’interrogeant en mai 2012, sur les raisons qui avaient poussé son homologue français à aborder cette question dans son discours de Constantine en décembre 2007. « Sarkozy m’a mis en difficulté », m’avait-il dit, et, à Alger, les partisans non de la simple reconnaissance des faits, mais plutôt de la repentance ont alors pris le dessus, dit-il. Jusqu’à cette date, l’histoire servait à une sorte de démarche « renanienne », le pouvoir algérien voulait expliquer et légitimer la jeune nation par l’histoire, il voulait, après l’indépendance, se réapproprier la nation et construire un récit national qui devait être au service d’une légitimité politique, celle du FLN et du « système » qui en est le produit.
Ce récit évacue non seulement les événements de juillet 1962, les grandes familles musulmanes qui travaillaient avec et pour la France, les harkis qui sont toujours, soixante ans après l’indépendance, considérés comme des « collaborateurs », ignore jusqu’à une date récente les précurseurs, Messali Hadj ou les grandes figures critiques du FLN comme Ferhat Abbas, ainsi que les Abane Ramdane ou Krim Belkacem. Ensuite, il a, pour reprendre les mots du président Macron, « instrumentalisé l’histoire », réécrit celle-ci. Le « récit national », écrit exclusivement par les vainqueurs de la France – qui étaient aussi les vainqueurs de l’ALN sur les négociateurs algériens à Évian – est tout à la gloire du FLN et s’est de la sorte transformé en « rente mémorielle ».
Comme l’écrit Benjamin Stora, « en Algérie, le gouvernement entretient une vision arrangée de l’histoire sur laquelle il a fondé trente ans durant sa légitimité ». C’est ainsi que l’Algérie est passée de la « reconnaissance » à la « repentance », puis à la « criminalisation » du fait colonial. Pourquoi, en 2019, pendant l’année du « Hirak », les manifestants brandissaient-ils les effigies des héros de l’indépendance, Krim Belkacem, Mohamed Boudiaf, Abane Ramdane et d’autres, sinon pour justifier leur opposition à un pouvoir qui avait, dès 1962, détourné et confisqué les idéaux de la révolution de 1954 ?
Cette rente mémorielle, enrobée d’un discours nationaliste et antifrançais, sert à justifier bien des excès : le pouvoir algérien attend « toujours plus » de la France et il lui est facile, soit directement soit par l’intermédiaire d’organisations officielles, de contester par avance les éventuelles concessions. Soixante ans après l’indépendance, l’histoire et les mémoires algériennes ne sont toujours pas réconciliées : aucune autre colonie française, que ce soit l’Indochine et particulièrement le Vietnam, Madagascar ou l’Afrique noire, n’a laissé autant de traces et de pièges mémoriels. ■ XAVIER DRIENCOURT
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La méthode ? Ça devrait être celle de Bonaparte. Voir l’article de Péroncel-Hugoz. Hélas ! Pas pas de Bonaparte en vue !