« Méfiez-vous des juges, ils ont tué la monarchie. Ils tueront la République. » François Mitterrand
TRIBUNE – En requérant, outre une peine de prison de cinq ans, l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité de la même durée, le parquet de Paris fait preuve d’une excessive sévérité, analyse l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.
Jean-Eric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.
…le sentiment que le «système» veut exclure de la scène publique une figure de proue de la protestation populaire…
Le 13 novembre dernier, après huit ans d’instruction, plus d’un mois d’audience et quelques heures de conclusions, le parquet a décliné devant le tribunal correctionnel de Paris les peines qu’il requiert dans l’affaire des assistants des eurodéputés du Front national (devenu Rassemblement national). Contre Marine Le Pen, c’est cinq ans de prison, dont trois avec sursis, 300 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité, avec exécution provisoire ; contre les vingt-six autres prévenus (Louis Aliot, Nicolas Bay, Bruno Gollnisch, Julien Odoul…), diverses peines de même acabit ; contre le parti lui-même, une amende de deux millions d’euros.
Dans ses réquisitions très fournies, le parquet n’a guère eu de mal à démonter, compte tenu de l’abondance et de la convergence des indices, le système organisé entre 2004 et 2016 par les dirigeants du RN pour mettre les assistants de ses eurodéputés au service principal, voire quasi exclusif, de l’appareil national du parti. Or les tâches confiées aux assistants des eurodéputés doivent être en rapport avec le mandat européen. C’est en cela que réside le détournement de fonds publics. Je ne le discute pas. Me troublent en revanche la lourdeur et la nature des peines requises.
Le détournement de fonds du Parlement européen s’analyse en l’espèce non comme un enrichissement personnel, ni même comme un prélèvement, au profit du RN, de fonds qui ne lui étaient pas destinés, mais comme un changement d’affectation au sein même d’une somme de toute façon allouée par le Parlement européen au fonctionnement de ce parti. Ont été en effet employés à l’action nationale du RN des crédits destinés à son action dans le cadre du Parlement européen. C’est condamnable, certes, mais non, me semble-t-il, au point de justifier la rigueur des peines requises. L’inéligibilité immédiatement exécutable interfèrerait au surplus avec l’échéance majeure de notre calendrier électoral, comme dans le cas de François Fillon en 2017. Plus encore même, puisque François Fillon, tout en ayant vu sa campagne lourdement hypothéquée par les poursuites, avait pu se présenter à l’élection présidentielle.
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Au regard de la gravité relative du «détournement de fonds publics» poursuivi, la peine de cinq ans de prison dont trois avec sursis et deux «aménageables» (ce qui pourrait conduire à deux ans sous surveillance électronique !), comme la peine d’inéligibilité de cinq ans assortie de l’exécution provisoire, me paraissent disproportionnées.
Sur quel fondement le tribunal correctionnel s’appuie-t-il au demeurant dans cette affaire ? Le «détournement de fonds publics». Cette qualification a été admise dès les poursuites du parquet financier contre François Fillon, puis confirmée par les juges du fond. Mais elle est contestable pour les raisons suivantes.
L’article 432-15 du code pénal, qui définit le détournement de fonds publics, n’est pas conçu pour s’appliquer aux conditions d’emploi d’un assistant parlementaire, car les fonctions d’un parlementaire (national ou européen) sont des fonctions institutionnelles, des fonctions de souveraineté, et non (pour reprendre les termes dudit article) celles d’une « personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public, d’un comptable public, d’un dépositaire public ou de l’un de ses subordonnés ». Certes, la Cour de cassation a jugé en 2018, dans une affaire intéressant un sénateur, que les parlementaires étaient «dépositaires de l’autorité publique».
Le détournement de fonds publics, au sens où chacun l’entendait jusqu’à l’affaire Fillon, était généralement caractérisé par des faits significativement plus scélérats que l’emploi irrégulier d’un assistant parlementaire.
Mais peut-on les qualifier ainsi, comme le fait la Cour de cassation, du seul fait que, dans le cadre du contrôle de l’activité gouvernementale, il leur arrive épisodiquement de disposer de certaines prérogatives (visiter inopinément les lieux privatifs de liberté) ? N’est-ce pas prendre la partie pour le tout ? N’est-il pas gênant, au regard du principe de l’interprétation stricte des dispositions répressives, de considérer que l’article 432-15 du code pénal est applicable à un élu, alors qu’il ne mentionne pas les élus et que ce code, dans sa partie relative aux « manquements au devoir de probité », lorsqu’il veut inclure les élus dans le champ d’une infraction, le dit toujours expressément ?
Par cette interprétation extensive, la justice, à la suite du parquet financier contre François Fillon, s’est obligée, dans toutes les affaires d’assistants parlementaires, à la rigueur prévue dans les cas de détournement de fonds publics. Où l’on voit que le souci de cohérence peut s’apparenter à une autojustification corporative. Or le détournement de fonds publics, au sens où chacun l’entendait jusqu’à l’affaire Fillon, était généralement caractérisé par un enrichissement personnel, en tout cas par des faits significativement plus scélérats que l’emploi irrégulier d’un assistant parlementaire, alors surtout que le recrutement et l’affectation d’un assistant parlementaire avaient toujours été laissés jusque-là à l’appréciation du parlementaire «employeur».
En tout état de cause, c’est en vertu d’une construction jurisprudentielle – et non par la volonté claire du législateur – que, depuis 2017, l’emploi irrégulier d’assistants parlementaires est poursuivi et puni au titre du détournement de fonds publics. Il est donc inexact de présenter ce fondement des poursuites et des condamnations, ainsi qu’on l’entend à longueur d’antenne, comme découlant directement de la loi.
Ferait surtout problème l’exécution provisoire de l’inéligibilité. Ce serait une première pour une personnalité de l’envergure politique de Marine Le Pen et pour une infraction de la nature de celle qui lui est reprochée.
L’article 131-26-2 du code pénal (inséré dans ce code par la loi de confiance dans la vie politique du 15 septembre 2017) institue une peine complémentaire « automatique » d’inéligibilité en cas de condamnation pour toute une série de délits, dont le détournement de fonds publics. Toutefois, la juridiction peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer l’inéligibilité « en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ».
Qu’en est-il en l’espèce ? S’agissant d’un membre du Parlement exerçant les responsabilités de Marine Le Pen, qui a l’importance qu’on sait dans la vie politique nationale et dont la vocation à se présenter aux prochaines élections présidentielles et législatives est naturelle, l’exécution immédiate de la peine d’inéligibilité, si l’inéligibilité est prononcée (le tribunal, répétons-le, peut écarter cette peine moyennant une motivation spéciale), me paraît excessive.
Contrairement à ce que soutient le parquet, l’exécution provisoire de l’inéligibilité ne s’impose ni par la prévention de la récidive, ni par la sauvegarde de l’ordre public. Elle aurait en outre des conséquences excessives sur les échéances démocratiques à venir.
L’exécution de la peine d’inéligibilité devrait être en principe différée tant que la condamnation n’est pas définitive. Pour des raisons d’équité et de logique, et par respect pour le suffrage universel, l’inéligibilité ne devrait produire ses effets, sauf circonstances très particulières (extrême gravité de l’infraction, âge avancé des prévenus), qu’après épuisement des voies de recours. Au demeurant, le Conseil constitutionnel juge que l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité n’a pas d’effet sur un mandat parlementaire en cours tant que la condamnation n’est pas définitive (n° 2022-27 D du 16 juin 2022). L’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité prononcée en première instance prive en revanche immédiatement un élu local de ses mandats en cours, y compris dans l’hypothèse où il obtient ultérieurement gain de cause en appel. C’est choquant, même si le succès de son appel rétablit l’intéressé dans ses fonctions. L’exécution provisoire de l’inéligibilité devrait donc être réservée à des faits présentant une gravité particulière, plus graves en tout cas que l’emploi irrégulier d’assistants parlementaires.
La mise à exécution immédiate de l’inéligibilité de cinq ans requise en l’espèce aurait pour effet (et, à mon avis, pour objet), compte tenu de sa durée, d’interdire à Marine Le Pen de disputer l’élection présidentielle de 2027. En effet, à défaut d’exécution provisoire et compte tenu des délais ordinairement observés en ces matières pour l’appel et le pourvoi en cassation, elle pourrait se présenter en 2027 et, en cas de victoire, serait couverte, pendant tout son mandat, par l’immunité prévue par l’article 67 de la Constitution (le délai de prescription étant suspendu). C’est cela que le parquet veut éviter.
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Contrairement à ce que soutient le parquet, l’exécution provisoire de l’inéligibilité ne s’impose ni par la prévention de la récidive, ni par la sauvegarde de l’ordre public. Elle aurait en outre des conséquences excessives sur les échéances démocratiques à venir. Les électeurs du RN (et d’autres) déduiraient inévitablement d’une telle sentence une intention judiciaire, inspirée par des motifs idéologiques, d’évincer Marine Le Pen de la vie politique. Ils relieraient une telle intention à la volonté d’ostracisation du RN manifestée par la majorité des milieux politiques, intellectuels et médiatiques français.
Le fossé se creuserait entre l’establishment et cette population de onze millions de personnes éprouvant un sentiment de relégation et de déclassement, qui forme l’électorat du RN. On en a observé les conséquences aux Etats-Unis avec la réélection de Donald Trump : beaucoup d’Américains modestes ont vu dans les poursuites visant celui-ci la marque de l’acharnement des élites contre leur candidat ; ils n’en ont été que plus enclins à voter pour lui. En France aussi, le sentiment que le «système» veut exclure de la scène publique une figure de proue de la protestation populaire ne peut que nourrir le vote antisystème. ■ JEAN-ÉRIC SCHOETTI
Tant que l’on continuera à parler de POUVOIR judiciaire et non de FONCTION judiciaire, car les Juges effectuent un travail difficile, mais bien sur rémunéré, ils ont donc une fonction et non un pouvoir , qui doit être réservé à l’exécutif et aux Assemblées : AN et Sénat, le problème sera toujours non résolu
Vous avez ‘autant plus raison, Setadire, que la Constitution de 1958 comporte un Titre VIII intitulé « De l’autorité judiciaire » qui comporte quatre articles parfaitement clairs en ce sens.
La Justice n’est en rien un Pouvoir, mais une Autorité, comme l’Autorité préfectorale, l’Autorité militaire, etc.