Journal de l’année 14 de Jacques Bainville : Les notes sont quasiment quotidiennes jusqu’au 31 décembre. Sauf du 14 au 27 août à cause des contraintes de la guerre. Nous conseillons vivement de les lire au jour le jour, comme elles furent écrites. Sachons que notre situation française et européenne d’aujourd’hui découle largement des grands événements relatés ici !
« On croit à la guerre indéfinie comme on croyait naguère à la paix perpétuelle. »
Le Bulletin des Armées confirme l’échec des Allemands en Flandre dans des termes d’une précision telle qu’il ne peut subsister le moindre doute pour l’esprit.
D’autre part, le bruit court d’une victoire remportée par les Russes sur la Warta, en dépit des efforts du général Von Hindenbourg, le seul véritable homme de guerre que paraissent avoir les Allemands*. (On me dit que ce récit a pour auteur André Tardieu**, qui est à l’état-major du général Foch…) Il est heureux que les nouvelles soient bonnes car il paraît qu’hier, au cabinet civil du gouvernement de Paris, on faisait de fort longues figures sur l’avis que Soissons était bombardé. Ces messieurs voyaient déjà la capitale menacée.
Gervais-Courtellemont, l’explorateur, a reçu des informations particulières d’après lesquelles l’Allemagne manquerait de deux objets de première nécessité : le cuivre et le pétrole, d’où gêne sérieuse et qui ne peut plus que grandir pour la fabrication des projectiles et les transports par automobile. Il en conclut que la guerre pourrait finir plus tôt qu’on ne s’accoutume à le penser : car l’esprit humain est ainsi fait et il a peine à se représenter autre chose que ce qui est. On croit à la guerre indéfinie comme on croyait naguère à la paix perpétuelle.
Quelques personnes de sang-froid commencent à supputer les pertes et les ruines que la guerre, même victorieuse, ne pourra manquer de laisser. Une des opérations d’ « avant-guerre » (selon le mot si admirablement créé par Léon Daudet et qui restera dans la langue française), une des opérations d’avant-guerre les mieux réussies de l’Allemagne à été le coup porté à la Bourse de Paris. Les Rosenberg*** et consorts, sujets autrichiens ou allemands, sûrs de leur affaire, vendaient à tour de bras les valeurs que nos pauvres capitalistes et spéculateurs français rachetaient naïvement. Le moratorium a empêché leur ruine immédiate. Mais il faudra bien liquider, et comment, dans quelles conditions ? Par l’indisponibilité subite des capitaux placéS sen reports, une crise de confiance terrible s’est ouverte. La Banque va prêter 200 millions pour que 40 pour cent de ces reports puissent être remboursés. Mais après ? Il est trop clair qu’un nombre important de ces spéculateurs (en particulier les banquiers et les industriels du Nord, de l’Est, de la région de Reims, coutumiers de grandes opérations de Bourse) vont se trouver ruinés par la guerre et dans l’impossibilité d’acquitter ce qu’ils doivent aux agents de change. L’agent de son côté, étant responsable vis-à-vis de ses clients, devra payer de sa poche les différences que ceux-ci ne pourront acquitter. « En laissant de côté les agents qui, ne pouvant faire face à leurs engagements, seront obligés de faire appel à la garantie solidaire de leurs collègues, j’estime, me dit une personne bien renseignée, que ceux qui, après ce cataclysme, pourront représenter les trois quarts ou même la moitié de leur capital, auront encore à s’estimer heureux. » ■ JACQUES BAINVILLE
* La bataille d’Ypres, en Belgique, qui avait duré une quinzaine de jours, s’était soldée le 17 novembre par une stabilisation du front. Les alliés conservent la ville d’Ypres mais les Allemands gagnent une position dominante.
A l’Est, la IXème armée allemande de Von Mackensen, qui avait essayé d’aider les austro-hongrois en Galicie et avait dû se replier sur la Warta, avait repris l’offensive le 12 novembre en direction de Lodz. La bataille fut longtemps indécise.
** André Tardieu (1876-1945), secrétaire des Affaires étrAngères, chroniqueur diplomatique au Temps de 1905 à 1914, député modéré en 1914, collaborateur de Clemenceau à la conférence de paix de Versailles, il sera président du Conseil en 1929 et en 1932.
*** Oscar von Rosenberg était un banquier d’origine autrichienne. On accusera le frère de Georges Clemenceau, Albert, de l’avoir protégé pendant la guerre.
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