Pour les 145 ans de l’anniversaire de la naissance de Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotsky, qui vit le jour le 7 novembre 1879 dans notre calendrier (le 26 octobre dans le calendrier julien) à Ianovka, à l’époque ville russe, qui est aujourd’hui ukrainienne, il est tout indiqué de mentionner son Journal d’exil, dans lequel, à la date du 8-9 mai 1935, il raconte, alors qu’il est traqué par à peu près toutes les polices du monde, comment se déroula cette étrange – et brève – cohabitation :
« L’été dernier, quand nous étions errants après notre expulsion de Barbizon, nous fûmes amenés, N. et moi, à nous séparer : elle restait à Paris, tandis qu’avec deux jeunes camarades je passais d’hôtel en hôtel. Sur nos talons suivait un agent de la Sûreté générale. Nous nous arrêtâmes à Chamonix. La police soupçonna apparemment je ne sais quelles intentions de ma part relativement à la Suisse ou à l’Italie, et me livra aux journalistes : M., chez le coiffeur, de bonne heure le matin, lut dans le journal local une notice sensationnelle sur notre présence dans les lieux; N. venait juste de me rejoindre de Paris. Avant que l’entrefilet eût eu le temps de produire l’effet nécessaire, nous réussîmes à nous cacher. Nous avions une petite Ford assez vieillotte, – sa description et son numéro parurent dans la presse. Il fallut se débarrasser de cette voiture et en acheter une autre, également une Ford, mais d’un autre modèle plus ancien. C’est seulement après cela que la Sûreté s’avisa de me faire savoir qu’il ne m’était pas recommandé de m’arrêter dans les départements frontaliers. Nous décidâmes de louer une villa dans une localité non frontalière. Mais il fallut consacrer aux recherches deux ou trois semaines : pas à moins de trois cents kilomètres de Paris, pas à plus de trente kilomètres d’un chef-lieu de département, pas dans une région industrielle, etc. – telles étaient les conditions posées par la police. Pendant la durée des recherches, il fut décidé de prendre pension quelque part. Mais il se révéla que ce n’était pas si simple : nous ne pouvions pas nous inscrire sous notre identité réelle, et quant à le faire sous une fausse identité – à cela la police ne consentait pas. Les citoyens français, il est vrai, n’ont pas à présenter de pièces d’identité; mais dans une pension de famille, avec table d’hôte, il nous était difficile de nous donner pour Français. Et c’est ainsi que pour une opération aussi modeste que l’installation pour deux semaines dans une modeste pension de famille de banlieue, sous la surveillance d’un agent de la Sûreté, nous dûmes recourir à une combinaison fort compliquée. Nous décidâmes de nous donner pour citoyens français d’origine étrangère. A cette fin nous adoptâmes pour neveu un jeune camarade français portant un nom hollandais. Mais comment être exempts de table d’hôte ? Je proposai de porter le deuil, ce qui nous donnait un prétexte pour prendre nos repas dans notre chambre. Le » neveu » prendrait les siens à la table commune et suivrait les allées et venues de la maison.
Ce plan rencontra d’abord l’opposition de N. : porter le deuil et simuler – elle ressentait cela comme quelque chose d’offensant envers nous-mêmes. Mais les avantages de ce plan étaient trop évidents : il lui fallut se soumettre. Notre emménagement se passa on ne peut mieux. Même trois étudiants sud-américains habitants de la pension, peu enclins à la discipline, faisaient silence et s’inclinaient respectueusement devant des personnes en deuil. Je fus seulement quelque peu étonné par les gravures accrochées dans le couloir : » le Cavalier royal « , » les Adieux de Marie-Antoinette à ses enfants « , et autres du même genre. La chose s’expliqua bientôt. Après le dîner, notre » neveu » remonta chez nous très alarmé : nous étions tombés sur une pension de famille royaliste ! L’Action Française était le seul journal admis sous ce toit. De récents incidents sanglants dans la ville (une manifestation antifasciste) avaient porté à l’incandescence les passions politiques dans la pension. Le centre de la » conspiration » royaliste était la patronne, décorée de la médaille d’infirmière de la guerre de 1914-18 : elle entretenait d’étroites relations personnelles dans les milieux royalistes et fascistes de la ville.
Le lendemain, selon l’usage, l’agent de la Sûreté, G…, défenseur de la République par fonction, vint prendre pension. C’est justement alors que depuis quelques semaines Léon Daudet menait dans l’Action Française une campagne furibonde contre la Sûreté, qu’il traitait en bande de filous, de traîtres et d’assassins (Daudet accusait en particulier la Sûreté d’avoir assassiné son fils Philippe). Notre agent de la Sûreté, un homme de quelque quarante-cinq ans, se révéla homme du monde au plus haut degré : il avait été partout, il connaissait tout, et pouvait avec une égale facilité soutenir une conversation sur les marques d’automobiles et les vins, sur les armements comparés des diverses puissances, sur les derniers procès d’assises ou sur les plus récentes productions littéraires. Quant aux questions politiques, il s’efforçait de garder une neutralité pleine de tact. Mais le patron de la pension (ou plutôt le mari de la patronne), voyageur de commerce, ne manquait jamais de solliciter son accord à ses propres vues royalistes. – Tout de même, l’Action Française est le meilleur journal français ! – G… cherchait une réponse conciliante : Charles Maurras mérite effectivement le respect, on ne peut pas nier cela, mais Daudet est d’une inadmissible grossièreté. – Le patron insistait poliment : Certes, il arrive à Daudet d’être un peu grossier, mais il en a le droit : car enfin ces misérables ont assassiné son fils ! Il faut dire que G. avait participé de très près à l' » affaire » du jeune Philippe Daudet, en sorte que l’accusation l’atteignait personnellement. Mais là non plus G. ne perdait pas sa dignité : » Sur ce point je ne suis pas d’accord, – répondait-il au patron qui ne se doutait de rien, – chacun de nous reste sur sa conviction.
» Notre » neveu « , après chaque repas, nous rapportait ces scènes dignes de Molière, – et une demi-heure de rires joyeux, quoique étouffés (car nous étions en deuil !) nous dédommageait au moins partiellement de l’incommodité de notre existence… Le dimanche nous sortions avec N. pour aller » à la messe » – en réalité en promenade : cela renforçait notre autorité dans la maison.
Juste au moment de notre séjour à la pension, l’Illustration publia une grande photographie de nous deux. Moi, il n’était pas facile de me reconnaître, j’avais rasé ma barbe et ma moustache et changé ma coiffure, mais N. était très ressemblante… Je me souviens qu’à propos de cette photographie il fut même quelque peu question d’elle à table. G. fut le premier à donner l’alarme : » II faut partir sans tarder ! » Lui, visiblement, en avait de toute façon assez de cette modeste pension. Mais nous tînmes bon, et restâmes sous ce toit royaliste jusqu’à la location de la villa.
Là nous n’eûmes pas de chance. Le préfet du département nous avait autorisés (par l’intermédiaire du camarade français M., qui menait les pourparlers avec lui) à nous installer où nous voudrions, à trente kilomètres de la ville. Mais quand M. lui communiqua l’adresse de la villa déjà louée, le préfet se récria : » Vous avez choisi l’endroit le plus malencontreux, c’est un nid clérical, le maire est mon ennemi personnel. » Effectivement, dans notre maison de campagne (une modeste demeure villageoise) des crucifix et des gravures pieuses étaient accrochées dans toutes les chambres. Le préfet insistait pour nous faire changer de logement. Mais nous avions passé un contrat avec le propriétaire ; les déplacements et changements d’habitation nous avaient déjà ruinés. Nous refusâmes de quitter la maison.
A peu près trois semaines plus tard, dans un hebdomadaire local de chantage, parut un entrefilet : T., sa femme et ses secrétaires se sont installés à tel endroit. L’adresse n’était pas donnée, mais l’endroit approximatif était indiqué, à quelques kilomètres carrés près, avec une parfaite exactitude. Il était hors de doute qu’il s’agissait d’une manoeuvre du préfet, et que le coup qui allait suivre serait la révélation de l’adresse exacte. Il fallut en hâte quitter la demeure… »
Texte choisi, présenté, illustré par Rémi Hugues.