
À propos d’une « alliance indispensable à terme pour mener à bien un projet régalien conforme au vœu très majoritaire des Français. »
Cet article est paru dans Causeur hier 17 mars. Il s’agit ici, une fois posé et reconnu « le vœu très majoritaire des Français », pour l’instant empêché par les lois de se réaliser, de savoir lequel des courants porteurs de ce vœu en sera le protagoniste. Et si l’autre ou les autres accepteront, d’une façon ou d’une autre, de s’y rallier. Mais la démocratie française nous semble, plus que d’autres, peu capable de réaliser ce genre de conciliations…
Cinq hautes juridictions françaises et européennes garantissent aux sans-papiers et délinquants étrangers une batterie de droits qui insultent le bon sens. Seule la voie référendaire pourrait inverser la vapeur. Passage en revue de ces aberrations légales par l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.
Quand la loi se heurte à l’État de droit…
« Il n’y a qu’à les enfermer le temps que leurs pays les reprennent. » Telle est la réflexion de tant de nos compatriotes, justement révoltés par la litanie de crimes perpétrés par des étrangers sous le coup d’OQTF, d’arrêtés d’expulsion ou d’interdictions de territoire. Telle est l’exigence de tant de nos concitoyens, légitimement exaspérés par le fait que des immigrés condamnés pour terrorisme ne puissent être reconduits vers leurs pays d’origine à la fin de leur peine.
La loi censurée
« La loi ne le permet pas », explique-t-on, ce qui est vrai. « Il faut donc la changer », répondent nos compatriotes, ce qui est logique. Mais ici l’ignorance – ou la mauvaise foi – s’infiltre dans le débat. « Que fait le ministre de l’Intérieur pour la modifier ? » s’interroge-t-on. « Que n’agit-il pas au lieu de déplorer ! », ajoutent les dirigeants du RN.
Gare toutefois à ce que l’impatience, si naturelle soit-elle, ne conduise à une impasse. Car, même si elle était votée, une loi permettant, sans limite de temps, la rétention administrative des étrangers n’ayant pas déféré à une OQTF, ou prévoyant l’incarcération, tant que leur éloignement n’est pas possible, des étrangers fichés comme dangereux par les services de sécurité ou considérés comme encore dangereux une fois leur peine purgée, se heurterait au mur de l’« État de droit », c’est-à-dire aux jurisprudences de nos cinq cours suprêmes : Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation, Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) et Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), interprétant de manière constructive les droits énoncés, de façon souvent imprécise, dans notre « bloc de constitutionnalité » et nos engagements européens. Il serait disproportionné, jugeraient-elles, qu’un étranger soit indéfiniment privé de sa liberté individuelle du seul fait – étranger à la volonté de l’intéressé – que son pays d’origine refuse de le recevoir. La loi serait donc censurée.
Au-delà de ces cas spécifiques (mais nombreux) d’étrangers que leur pays refuse de reprendre, les jurisprudences de nos cinq cours suprêmes configurent les politiques d’immigration sous bien d’autres aspects.
Principes suprêmes
D’abord parce qu’elles reconnaissent le regroupement familial, au nom du « droit de mener une vie familiale normale », déduit du préambule de la Constitution de 1946 (n° 93-325 DC, 13 août 1993). À elle seule, cette jurisprudence interdit d’instaurer des quotas migratoires.
De même, en matière d’accueil des demandeurs d’asile, la CEDH condamne la reconduite d’une embarcation interceptée en mer à son pays de provenance, même dans le cadre d’un accord bilatéral assurant la sécurité des intéressés.
La CJUE ajoute que le placement en rétention du demandeur doit être exceptionnel. S’il est débouté, il ne devra pas être reconduit dans son pays d’origine si son retour le met en danger, y compris sur le plan médical.
La jurisprudence de la CJUE interdit en outre le refoulement des immigrants illégaux à la « frontière intérieure » (franco-italienne par exemple), même quand celle-ci est momentanément rétablie en raison des circonstances, comme le permet le système Schengen.
La jurisprudence de la CEDH interdit de plus l’expulsion d’un étranger, si dangereux soit-il, s’il est exposé, dans son pays d’origine, à de mauvais traitements (décision Daoudi, 3 décembre 2009) ou s’il risque d’y faire l’objet de poursuites pénales non conformes aux règles du procès équitable (décision Othman Abu Qatada, 17 janvier 2012).
Les jurisprudences des cours suprêmes tendent à aligner sur les droits des nationaux les droits des étrangers, non seulement lorsque ceux-ci justifient dans le pays d’accueil d’un séjour régulier d’une durée suffisante, ce qui est légitime, mais aussi lorsqu’ils n’y résident pas régulièrement, voire lorsqu’ils n’y résident pas du tout (c’est alors à l’habitant de la planète que nos droits sont ouverts).
La jurisprudence du Conseil constitutionnel interdit par exemple depuis 1993 qu’un maire refuse de marier un étranger au motif que celui-ci est en situation irrégulière. La liberté du mariage, juge-t-il en effet, « est une composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 » et « son respect s’oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d’un étranger fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l’intéressé » (n° 93-325 DC du 13 août 1993, n° 2003-484 DC du 20 novembre 2003).
Révisons la Constitution !
Pour faire sauter les verrous énumérés ci-dessus (et d’autres), il faudrait une révision constitutionnelle. Celle-ci pourrait prendre soit la forme radicale de la réduction des modes de saisine et des bases de référence du Conseil constitutionnel, soit la forme plus détaillée d’une neutralisation, sujet par sujet, des jurisprudences incapacitantes. En tout état de cause, elle affirmerait la primauté de la loi française sur le droit international antérieur, de manière à ne plus voir nos juges nationaux écarter la loi au profit d’une directive européenne ou d’une jurisprudence de la CEDH. Et, pour bien marquer qu’elle exprime la volonté du peuple souverain, cette révision devrait être approuvée par voie référendaire.
Cependant, les conditions politiques permettant une telle révision ne pourront être réunies qu’à l’issue d’élections donnant la majorité absolue aux forces désireuses de sauter le pas. Les détracteurs de Bruno Retailleau, du côté du Rassemblement national, le savent bien. Ils savent aussi que le pas à sauter est trop considérable pour ne pas commander aujourd’hui un constat d’accord, demain une coalition. Or l’un et l’autre sont compromis par le procès en hypocrisie que plusieurs responsables du RN intentent au ministre de l’Intérieur et à tous ceux qui, à droite et au centre, approuvent son action.
En réalité, ce procès trouble une grande partie de leur propre électorat, qui fait crédit à Bruno Retailleau de sa sincérité et ne comprend pas pourquoi le RN ne cherche pas à soutenir son action (quitte à souligner que cette action se heurte à des blocages structurels que seul un changement politique profond pourrait surmonter). D’où l’impression que le RN, redoutant la concurrence sur ses domaines de prédilection, cherche moins à résoudre les problèmes qu’à les exploiter électoralement de façon monopolistique. À lui de décider clairement s’il assume de refuser une alliance indispensable à terme pour mener à bien un projet régalien conforme au vœu très majoritaire des Français. ■ JEAN-ÉRIC SCHOETTI