Par Christophe Dickès.
« D’un point de vue intellectuel, politique, social, mais aussi économique, l’ombre de l’Église est partout sans que nous le sachions vraiment. C’est pourquoi, elle est au centre du village. L’indifférence religieuse n’enlèvera rien à cette réalité du rôle primordial des hommes et femmes d’Église dans l’histoire du monde. »
Cette intéressante tribune est parue dans Le Figaro d’hier (6.12.2024). Nous n’avons rien à y ajouter, sauf pour en souligner l’excellence à la hauteur de l’événement national et mondial dont nous ressentons tous le retentissement immédiat et, surtout, de long terme, très probablement. Les symboles authentiques parlent longtemps à l’esprit et au cœur des hommes.
TRIBUNE – Pour l’historien Christophe Dickès, qui vient de publier un livre consacré à Notre-Dame de Paris*, la polémique sur le paiement d’un droit d’entrée permettant l’accès à l’édifice religieux interroge sur le sens profond d’une cathédrale.
* Christophe Dickès vient de publier « Pour l’Église. Ce que le monde lui doit » (Perrin) et « Notre-Dame. Pages d’histoire » (Salvator).
« L’Église devrait être fière de son histoire. Sans cela, elle risquerait de sortir elle-même de l’histoire, tant et si bien que les cathédrales deviendraient des musées comme les autres. »
Le 11 mai 2020, après plusieurs semaines de confinement, le gouvernement français leva partiellement l’état d’urgence sanitaire tout en interdisant strictement les cérémonies religieuses. Le Conseil d’État considéra les choses d’un autre œil et affirma que le décret du gouvernement constituait « une atteinte grave et manifestement illégale » à la liberté de culte.
Au fond, la pandémie avait révélé le fossé culturel entre une nouvelle génération politique, peu au fait du monde religieux, et la réalité du catholicisme. Quand les premiers estimaient que la religion n’était qu’une affaire privée et pouvait se contenter d’une pratique domestique, les catholiques rappelaient à juste titre que le mot « église » signifie en grec « assemblée ». Et, comme toute assemblée, celle-ci a besoin de se retrouver. Avant que l’église soit faite de pierres, elle est faite de femmes et d’hommes.
La polémique sur le paiement d’un droit d’entrée permettant l’accès à Notre-Dame de Paris relève du même décalage entre ces deux perceptions : celle visant à faire d’un édifice religieux une simple curiosité culturelle et celle, au contraire, permettant aux fidèles de dialoguer avec la transcendance.
De fait, contrairement à ce qui est dit ici et là, les cathédrales ne sont absolument pas des livres ouverts afin d’enseigner aux fidèles. En effet, qui peut prétendre connaître le détail des noms des statues représentées sur les tympans ou adossées aux colonnes de pierres ? Qui est capable de décrire les récits évoqués sur des vitraux surélevés, quasi indiscernables à l’œil nu ? Non, la cathédrale n’a pas ou peu de vertus pédagogiques. Elle est bien plus que cela : pour les bâtisseurs du Moyen Âge, elle était avant tout une parcelle de paradis sur terre, un théâtre divin.
Aspect mystérieux
Les hommes de l’époque médiévale ont ainsi souhaité créer un pont entre la terre et le ciel dans une forme de réciprocité. Quand les fidèles pénètrent dans l’édifice, l’ensemble de leurs sens est tourné vers la divinité. Réciproquement, la divinité incarnée s’offre à eux. Aux XIIe-XIVe siècles, on assiste ainsi à un développement de l’iconographie religieuse. À la différence d’autres religions, Dieu peut être représenté parce qu’il s’est incarné. Récit biblique, vie des saints, motifs animaliers et floraux : contrairement à l’idée reçue, le christianisme ne craint pas la nature. Au contraire, il la représente. Comprendre la nature, c’est ainsi comprendre l’Incarnation. La cathédrale révèle aussi cette nécessité de conjuguer la foi et la raison, la croyance et la science.
Elle n’en garde pas moins un aspect mystérieux. C’est pourquoi, le centre de la cathédrale est bien l’autel. En effet, pour les catholiques, Dieu est réellement présent sur l’autel : le pain et le vin deviennent corps et sang du Christ. Ce qui constitue un mystère. C’est d’ailleurs en 1210 que l’évêque de Paris, Pierre de Nemours, demande aux prêtres de son diocèse d’élever l’hostie au-dessus de l’autel afin de la montrer aux fidèles pendant la messe. Très vite, cette pratique de l’élévation se développe, si bien qu’en 1264 le pape Urbain IV instaure la Fête-Dieu afin de répondre à cette nouvelle dévotion populaire.
Notre-Dame de Paris est une âme
Il existe enfin un étonnant paradoxe autour de Notre-Dame de Paris. En dépit de la déchristianisation occidentale, le monde entier a été ému par l’incendie du 15 avril 2019. Comment expliquer une telle émotion ? En fait, Notre-Dame de Paris possède une triple vocation : elle est à la fois un corps, un cœur et une âme. Elle est un corps parce qu’elle est un édifice témoignant de la richesse de notre passé, du génie médiéval et de la beauté de l’art gothique. Elle est aussi le cœur battant de notre propre histoire, l’histoire de France.
Sous ses voûtes, elle a vu les premiers états généraux réunis par Philippe le Bel en 1302 et elle est toujours le témoin du vœu de Louis XIII consacrant le royaume à la Vierge en 1638. Elle a vu le couronnement de Napoléon, mais aussi la réconciliation « nationale » après de nombreux conflits : la guerre de Cent Ans, les guerres de Religion mais aussi la Libération de Paris. Selon la belle expression du théologien Jean-Paul Deremble, elle est « Notre » Dame, c’est-à-dire la Dame du « nous ». Elle dit ainsi ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas. Enfin, Notre-Dame de Paris est aussi une âme : elle révèle que l’homme ici-bas est davantage qu’un être de chair et qu’il s’interroge sur l’origine du monde et la vie après la mort, c’est-à-dire le sens de notre existence.
Cette triple identité – corps, cœur, âme – devrait faire la fierté de l’Église elle-même. Sans arrogance mais aussi sans complexe, elle devrait rappeler au monde ce qu’elle lui doit, au-delà même de son apport artistique. D’un point de vue intellectuel, politique, social, mais aussi économique, l’ombre de l’Église est partout sans que nous le sachions vraiment. C’est pourquoi, elle est au centre du village. L’indifférence religieuse n’enlèvera rien à cette réalité du rôle primordial des hommes et femmes d’Église dans l’histoire du monde. Même la façon dont nous organisons notre temps trouve ses racines dans le silence des monastères bénédictins du VIe siècle… En somme, l’Église devrait être fière de son histoire. Sans cela, elle risquerait de sortir elle-même de l’histoire, tant et si bien que les cathédrales deviendraient des musées comme les autres. ■ CHISTOPHE DICKÈS