Une chronique qui se veut ironique – et l’est vraiment, fourmillant d’idées saugrenues et drôles. Moment de détente rafraîchissant dans le contexte politique sous tension. Une ironie parfois fondée sur des poncifs ou des options politiques sous-jacentes qui ne sont pas les nôtres, ou même y sont contraires. Même en un tel cas, Samuel Fitoussi rend compte de la situation avec esprit et intelligence des circonstances. Le lecteur de JSF en fera la critique si bon lui semble.
Cette chronique est parue dans Le Figaro du 13 janvier. Elle ne manque pas à son ambition de drôlerie ironique reflétant, de fait, l’actualité et chargée de sens. Discutable d’ailleurs… Bonne lecture !
CHRONIQUE – Chaque semaine, pour Le Figaro, Samuel Fitoussi pose son regard ironique sur l’actualité. Aujourd’hui, il imagine la lettre d’un fact-checker en colère après l’annonce de Mark Zuckerberg, qui souhaite renoncer à la vérification de l’information sur ses réseaux sociaux.
Chers citoyens,
Vous avez, comme moi, appris la terrible nouvelle. Mark Zuckerberg souhaite renoncer à la vérification de l’information sur Instagram et Facebook. Les journalistes ne seront plus missionnés pour protéger les citoyens de la liberté d’expression.
Quand on voit la catastrophe qu’est devenu X (Twitter) depuis le rachat d’Elon Musk, le pire est à craindre. Tout y est mis sur le même plan et l’internaute, sans repères, ne sait plus quoi croire ni penser. Les faits divers (le viol de dizaines de milliers de fillettes anglaises par des gangs pakistanais) sont mis au même niveau que les faits de société (la drague lourde dans le cinéma français) ; les mensonges (l’idée farfelue d’une surdélinquance immigrée) au même niveau que les vérités incontestables (l’existence d’hommes enceints) ; les pseudosciences (la biologie comportementale, la psychologie évolutive…) au même niveau que les vraies sciences (la sociologie des injustices de genre dans les cours de récréation). Les réseaux sociaux deviennent le temple de la postvérité, et le citoyen, impuissant et confus, se noie dans un océan d’imprécisions, d’erreurs et de fadaises populistes. N’ayant pas fait d’école de journalisme, il ne sait pas discerner le vrai du faux. Manipulé par les bulles algorithmiques, il est propulsé dans les bras de l’extrême droite.
Nous, fact-checkers, pouvons prendre par la main l’internaute déboussolé, l’aider à résister à la manipulation. Car nous, contrairement à lui, ne sommes pas manipulables. Là où les masses acquièrent leurs opinions par mimétisme social, nos convictions découlent d’une analyse rigoureuse de la réalité (telle que la rapporte Le Monde). Là où le petit peuple est prisonnier de bulles de confirmation de ses croyances, nous évoluons dans des environnements pluralistes (dans les locaux de France Télévisions, les laveurs de carreaux votent RN). Là où les esprits faibles se ferment à la contradiction, nous écoutons aussi bien France Inter que CNews (via les compilations désopilantes que fait Yann Barthès pour se moquer de Pascal Praud). Et puis, surtout, nous n’avons pas de biais idéologique puisque nous prônons l’objectivité. Les faits, rien que les faits (tant qu’ils ne font pas le jeu du RN). L’histoire, d’ailleurs, montre que les journalistes ne se trompent jamais, qu’il suffirait d’interdire les fake news pour faire triompher la vérité. En effet, ce n’est pas comme si le New York Times avait nié la famine en Ukraine dans les années 1930 ; ni comme si Libération avait raconté n’importe quoi sur le Cambodge pendant deux ans, passant sous silence un génocide ; ni comme si Le Monde avait traîné dans la boue Simon Leys (qui décrivait l’horreur du maoïsme) tout en portant au pinacle tous ceux qui chantaient les louanges de la Révolution culturelle.
« Une connaissance dirigée, écrivait Simone de Beauvoir, est seule capable de dissiper les ténèbres. » On ne saurait mieux dire. Comment dissiper les ténèbres si l’information n’est pas filtrée par des professionnels ? Au fond, je me demande si le ver n’était pas dans le fruit dès l’invention de l’imprimerie, qui a permis une diffusion horizontale et non plus verticale de la connaissance. Si j’avais été contemporain de l’irresponsable Gutenberg, j’aurais appelé à une grève contre les imprimeries pour protester contre la présence de fake news dans les manuscrits du XVe siècle. Aujourd’hui, j’entre en grève contre la liberté d’expression : je n’utiliserai plus ni X, ni Facebook, ni Instagram. Je reste joignable sur TikTok, et remercie Xi Jinping et l’ensemble du Parti communiste chinois pour l’existence de cette plateforme.
En supprimant la censure, l’internationale réactionnaire prétend défendre la liberté. Mais qui défendra la liberté des fact-checkers de pratiquer la censure ? La liberté de Mark Zuckerberg et d’Elon Musk doit s’arrêter là où commence celle des fact-checkers. J’en appelle à Ursula von der Leyen, à Thierry Breton et à Antonio Guterres. Il est temps de défendre nos valeurs en interdisant les réseaux sociaux en Europe. Ayons le courage de protéger notre civilisation : défendons nos valeurs, luttons contre la liberté d’expression. Pourquoi ne pas envoyer des soldats ukrainiens (ils sont les mieux entraînés) en Californie se battre dans les locaux de Tesla et de Meta ? Peuple américain, si vous me lisez, soulevez-vous, battez-vous contre le musellement des fact-checkers, prenez le Capitole. ■ SAMUEL FITOUSSI
Remarquable et affreusement désopilant !