« Toute approche qualitative des réalités migratoires, relative aux opportunités ou aux difficultés qui leur sont associées, semble devoir partir d’un fait quantitatif incontestable : celui des niveaux records d’immigration reçus par la France ces dernières années. »
« La population immigrée de « première génération » (constituée des individus nés étrangers à l’étranger) a augmenté de 40 % depuis 2006, pour atteindre 7,3 millions de personnes en 2023. »
TRIBUNE – Si le choix du mot « submersion » relève d’une dimension subjective, le caractère radicalement inédit de la situation migratoire qui est désormais celle de notre pays est irrécusable, démontre Nicolas Pouvreau-Monti, directeur de l’Observatoire de l’immigration et de la démographie, chiffres à l’appui.
Voilà un mot qui en a suscité beaucoup d’autres. Depuis son évocation, ce lundi 27 janvier, du sentiment de « submersion » que certains Français ressentiraient à l’égard de l’immigration reçue sur le territoire national, François Bayrou se retrouve sous un feu nourri de critiques venues de son opposition de gauche et, parfois même, du « socle commun » sur lequel le premier ministre entend fonder la stabilité de son gouvernement.
Le choix d’employer le terme de « submersion » relève évidemment d’une dimension subjective. Il est possible de l’endosser ou de le récuser, selon l’appréciation que l’on porte sur l’actuelle politique migratoire de la France et ses implications. Un constat devrait en revanche être sujet à beaucoup moins de contestations : celui du caractère radicalement inédit de la situation migratoire qui est désormais celle de notre pays. Il est factuellement vrai d’affirmer qu’il n’y a jamais eu autant d’immigration en France qu’aujourd’hui. Cette réalité, attestée par les indicateurs convergents issus des données publiques, emporte des transformations sans précédent dans les principales réalités démographiques et géographiques de notre société.
Le fait marquant des trois dernières décennies est d’abord celui d’une accélération sans précédent des flux entrants. Le nombre annuel de primo-titres de séjour accordés en France – destinés par définition à des étrangers extérieurs à l’Union européenne – a quasiment triplé depuis la fin de la décennie 1990 (+175 % entre 1997 et 2023). Ces « flux » se retrouvent évidemment dans des « stocks » : 4 millions de titres de séjour sont actuellement en cours de validité. Ce nombre est supérieur de 30 % à ce qu’il était en 2017 ; de 50 % par rapport à 2012 ; de 70 % par rapport à 2007. L’on mesure donc le caractère structurel de cette hausse, qu’aucun gouvernement n’a voulu ou su – si telle était sa volonté – ralentir depuis vingt ans.
En parallèle des voies classiques de l’immigration légale, un nouvel entrant joue un rôle majeur dans les bouleversements en cours : celui de la « protection internationale », c’est-à-dire de l’asile. Le nombre de premières demandes d’asile reçues dans notre pays a plus que triplé depuis la fin des années 2000 (+245 % entre 2009 et 2023). 1 million de demandeurs ont été enregistrés en France depuis 2013 et 600 000 étrangers sont désormais bénéficiaires du droit d’asile sur le territoire français. La compréhension de cette dynamique implique de prendre aussi en compte la masse des « déboutés » de l’asile, qui ne l’obtiennent pas mais se maintiennent très majoritairement sur le territoire après le rejet de leur dossier.
La trajectoire de l’immigration clandestine est plus difficilement traçable par nature. Un indicateur pertinent pour l’approcher existe cependant à travers l’aide médicale d’État, dont le bénéfice est réservé aux étrangers en situation irrégulière : le nombre de ses usagers a été multiplié par trois en vingt ans (2004-2024). Le ministère de l’Intérieur estime entre 600 000 et 900 000 le nombre d’étrangers irréguliers présents en France, avec des réalités particulièrement aiguës dans certains territoires – non seulement à Mayotte, mais aussi en métropole : en 2018 déjà, le rapport des députés Kokouendo et Cornut-Gentille évaluait que 150 000 à 400 000 étrangers en situation irrégulière résidaient dans le seul département de la Seine-Saint-Denis, soit jusqu’à un quart de sa population officielle.
Impact sur la structure de la natalité
Résultat de ces bouleversements migratoires : la population immigrée de « première génération » (constituée des individus nés étrangers à l’étranger) a augmenté de 40 % depuis 2006, pour atteindre 7,3 millions de personnes en 2023. Son principal pays d’origine reste l’Algérie – la moitié des immigrés algériens en France étant arrivés sur le territoire après l’an 2000. Plus largement, la France présente la singularité d’accueillir l’immigration la plus africaine (Maghreb et hors-Maghreb) parmi l’ensemble du continent européen : le nombre d’immigrés originaires d’Afrique sahélienne, guinéenne ou centrale, a notamment doublé depuis 2006. Un tel doublement est aussi constaté chez les immigrés originaires du Moyen-Orient (dont l’Irak et la Syrie). La « deuxième génération » des descendants d’immigrés, toutes origines confondues, représente quant à elle 8 millions de personnes. Sur deux générations : 22 % de la population de la France est donc issue de l’immigration.
Cette dynamique emporte des conséquences démographiques par ses effets migratoires directs, mais aussi par son impact sur la structure de la natalité. Pour la première fois, en 2023 : plus de 30 % des naissances enregistrées en France ont été issues d’au moins un parent né en dehors de l’Union européenne. Tandis que le nombre annuel d’enfants nés de deux parents nés en France a chuté de 28 % depuis l’an 2000, les naissances issues d’au moins un parent né hors-UE ont bondi de 36 % – et même de 73 % lorsque les deux parents sont dans ce cas.
Dans l’esprit collectif, la question de l’immigration et de ses implications majeures s’est longtemps trouvée cantonnée à certaines zones bien définies du territoire national : Paris et les grandes agglomérations, la vallée du Rhône, certaines régions post-industrielles… L’accélération récente et rapide des flux migratoires a radicalement rebattu les cartes de cette géographie. Des régions historiquement à l’écart de ces phénomènes comme la Bretagne, les Pays de la Loire ou la Normandie sont désormais concernées au premier chef par cette dynamique. La part de la population immigrée dans des villes comme Le Mans, Brest ou Caen a ainsi doublé en quinze ans. Dans des villes petites ou moyennes du Grand Ouest, elle s’est parfois trouvée multipliée par trois, par cinq ou par huit.
Au-delà des postures idéologiques et des pudeurs sémantiques, ces réalités objectives sont désormais perçues de manière concrète par un grand nombre de nos concitoyens. Quels que soient le choix des mots et les savants arbitrages qui peuvent le déterminer, le rôle de dirigeants politiques responsables ne saurait être de les priver du droit de dire ce qu’ils voient. Les chiffres de l’immigration en 2024, dont la publication est prévue la semaine prochaine, pourront donner l’occasion aux faits de revenir au cœur de ce débat – qu’ils ne devraient jamais quitter. ■ NICOLAS POUVREAU-MONTI