
Une chronique qui se veut ironique – et l’est vraiment, fourmillant d’idées saugrenues et drôles. Moment de détente rafraîchissant dans le contexte politique sous tension. Une ironie parfois fondée sur des poncifs ou des options politiques sous-jacentes qui ne sont pas les nôtres, ou même y sont contraires. Même en un tel cas, Samuel Fitoussi rend compte de la situation avec esprit et intelligence des circonstances. Le lecteur de JSF en fera la critique si bon lui semble.
Cette chronique du lundi est parue dans Le Figaro du 17 mars. Elle ne manque pas à son ambition de drôlerie ironique reflétant, de fait, l’actualité et chargée de sens. Discutable d’ailleurs… Bonne lecture !
CHRONIQUE – Chaque semaine, pour Le Figaro, notre chroniqueur pose son regard ironique sur l’actualité. Aujourd’hui, il raconte comment Damien tente d’achever sa mue en centriste adepte des discours de Claude Malhuret pour gagner le cœur de Tiphaine, journaliste de gauche.
Reprenons le fil de l’histoire d’amour entre Tiphaine, journaliste de gauche (et programmatrice à Quotidien ), et Damien, séduisant militaire (qui prétend être un centriste attaché aux valeurs progressistes, mais est en réalité un militant identitaire). Depuis leur rencontre sur un sentier de randonnée à Valloire, les jours passent et l’affection grandit. Ils louent des vélos, font de la luge d’été, se baignent dans le lac des Cerces, mangent des fondues. Damien s’étonne que Tiphaine ait un régime alimentaire plus ou moins normal (on lui avait assuré que les femmes de gauche ne se nourrissaient que de quinoa).
Un soir, ils vont au cinéma voir Toutes pour une, la version féminine des Trois Mousquetaires . Ils s’ennuient. Nous n’arrivons pas à apprécier ce genre de films, analyse Tiphaine, car le patriarcat a habitué nos cerveaux à des codes narratifs masculins. Ce qui m’inquiète, renchérit Damien, c’est que l’extrême droite pourrait prendre prétexte de l’échec commercial du film pour attaquer le féminisme et les subventions accordées à la culture. Damien est de plus en plus à l’aise dans son personnage de centriste (pour se préparer, il a regardé une anthologie des meilleurs discours de Claude Malhuret).
Victime de moments de relâchement, il lui arrive toutefois de mettre sa couverture en danger. Comme ce matin, où, devant la télé, ils apprennent qu’un individu sous OQTF a commis un crime atroce. Tiphaine fond en larmes. Croyant qu’elle est émue pour la victime (en réalité, elle pense aux individus sous OQTF qui risqueraient d’être victimes d’amalgames), Damien lâche : « Comment est-il possible que l’État ait failli à ce point ? »
Devant le regard interloqué de Tiphaine, il se justifie : « Failli à intégrer ! Si l’État avait mieux combattu le racisme et l’exclusion sociale, ce migrant n’aurait pas sombré dans la criminalité. Le problème n’est pas l’intégration mais l’immigration. Euh, je veux dire, ce n’est pas l’immigration mais l’intégration. Il faut recréer du commun. » Tiphaine l’embrasse. « Au fond, poursuit-il, Zemmour et les terroristes islamistes sont les deux faces d’une même pièce, les deux visages du refus du vivre-ensemble au nom d’une essentialisation des identités. » Tiphaine le déshabille.
Atteinte à la laïcité
Le mois d’août touche à sa fin, il est temps de rentrer à Paris. Damien est en voiture ; Tiphaine accepte d’annuler ses billets de train pour lui tenir compagnie, à condition qu’ils évitent l’autoroute, par écoresponsabilité. Waze prévoit 47 heures de trajet. À mesure que les kilomètres défilent, Damien comprend que lui et Tiphaine ont, au fond, beaucoup en commun. Comme lui, elle a une fibre nationaliste (mais, contrairement à lui, c’est le nationalisme palestinien, et non français, qui la fait vibrer). Comme lui, elle s’inquiète pour l’avenir du pays et maudit le changement culturel en cours (la croissance des audiences de CNews).
La nuit tombée, ils s’arrêtent pour dormir dans une auberge. Au petit matin, Damien ouvre la fenêtre. Sur la place du village se dresse une majestueuse cathédrale gothique. Ses flèches s’élèvent gracieusement vers les nuages tandis que ses vitraux scintillent, projetant des reflets lumineux sur les façades anciennes des maisons alentour. Il sent le souffle de Tiphaine dans sa nuque. Elle semble agacée. Quel gâchis que toutes ces églises vides ! Oui, répond Damien, la déchristianisation est l’un des symptômes de la décad…
Si la classe politique se souciait un peu plus de la vie des gens et un peu moins de notre pseudo-héritage chrétien, ces vieilleries pourraient être transformées en logements sociaux
Tiphaine le coupe : toutes ces églises vides, alors que tant de gens dorment dans la rue ! Si la classe politique se souciait un peu plus de la vie des gens et un peu moins de notre pseudo-héritage chrétien, ces vieilleries pourraient être transformées en logements sociaux. Ce qui m’épouvante, répond Damien, c’est d’imaginer que le son des clochers puisse être perceptible depuis la cour de récréation de l’école : cela constituerait une grave atteinte à la laïcité.
Jérôme Fourquet sera son stagiaire
Nos deux protagonistes reprennent la route. Il leur arrive alors une chose incroyable, qui changera leur vie à tout jamais, qui aura un impact social, économique et culturel considérable, qui les propulsera sur les plateaux télé du monde entier. Mais passons, ce n’est pas le sujet de ce récit. Le midi, ils déjeunent dans un village que Tiphaine a tenu à visiter pour comprendre la psychologie de ses habitants, qui votent massivement pour le RN.
Elle rêve de publier une grande enquête sur la France périphérique. Elle partirait d’un modèle anthropologique : l’homme naît à gauche, il est corrompu par la société, et finit à droite. Mêlant enquête de terrain, étude des données électorales (elle proposerait à Jérôme Fourquet d’être son stagiaire) et analyse sociologique, elle mettrait au jour les influences corruptrices, de façon à pouvoir combattre non pas le fascisme, mais les discours qui « construisent » le fascisme.
Dire « je t’aime », ce n’est pas très viril. Bon, il n’est plus à une compromission près
Cette nuit-là, ils dorment dans un studio dans la banlieue de Bourg-en-Bresse. Ils y restent cloîtrés : le hall est occupé par des dealers et des fusillades éclatent sur le trottoir d’en face. Les ravages de la surreprésentation d’une certaine communauté, commente Damien, dans un moment d’inattention. Tiphaine le regarde, émerveillée.
« Enfin un homme qui ose dénoncer les ravages de la surreprésentation d’hommes ! Je t’aime ! » La dernière phrase lui a échappé, mais elle est sincère. Damien reste muet. Dire « je t’aime », ce n’est pas très viril. Bon, il n’est plus à une compromission près. Je t’aime aussi, répond-il. Ils s’embrassent, pour la première fois amoureusement. Le baiser dure 17 secondes mais Tiphaine jurerait qu’il en a duré 20. Elle n’a plus aucune notion du temps. ■ SAMUEL FITOUSSI