Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publions sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
Un temps, l’armée de terre fut aussi mise sous ses ordres.
Composée de Compagnies d’Afrique, de Turcos, Légionnaires, Tirailleurs annamites, Auxiliaires tonkinois, etc., il la mena au combat, la galvanisant par son exemple. « C’était là son secret. Toute la science de Courbet était là : la bravoure ! La bravoure poussée jusqu’à la témérité ! Chez un général en chef, elle peut sembler insensée ; chez lui elle était froide, calculée, qu’on nous passe le mot, presque scientifique »[1]. En fait, la bravoure et l’audace dont Courbet faisait preuve à tout instant, n’ont jamais obscurci sa lucidité.
C’est pendant cette guerre de Chine qu’à son initiative, le 14 février 1885 devant Sheï-Poo, fut utilisée avec un succès retentissant la torpille portée. « Courbet eut une inspiration audacieuse. Où les navires ne pouvaient se risquer au hasard, des canots avaient chance d’être plus heureux. Ou le canon ne pouvait s’employer, la torpille devait réussir. Courbet, n’avait pas de torpilleurs. Mais les canots à moteurs du Bayard pouvaient être équipés en porte-torpilles… »[2]. En réalité, c’était la seconde fois que ce type d’opération avait lieu. Six mois auparavant, « le 23 août 1884, au combat de Fou-Tchéou, armant en porte-torpilles le canot à vapeur du Volta[3], [Boué de Lapeyrère] alla torpiller l’aviso chinois Fou-Sing qui fut ensuite incendié, et mit hors de combat un groupe de jonques et de sampans réfugiés dans la rivière Min »[4].
Ces « porte-torpilles » étaient, même pour l’époque, des engins rudimentaires : « Au bout d’une hampe de 8 mètres est fixé l’engin, marmite à antennes contenant 13 kilogrammes de fulmicoton. Pour attaquer, on pousse la hampe en dehors. Elle s’incline, la torpille s’immerge et explose électriquement dès qu’une des antennes touche la coque de l’ennemi. Le canot n’a plus alors qu’à s’en aller, si le tir de l’adversaire ne l’a pas envoyé par le fond ». … Au moment décisif il fallait inverser le moteur afin que « le canot conserve juste assez d’élan pour arriver jusqu’au navire sans s’écraser contre lui »[5].
Le lieutenant de vaisseau Duboc qui commandait l’attaque décisive contre le Yu-Yen, croiseur chinois construit par les Allemands et armé de 23 pièces Krupp, a décrit l’opération dans ses mémoires : « Le canot N°1 qui m’était destiné, et le canot N°2 que le commandant Gourdon, chef de l’expédition se réservait étaient identiques. C’étaient des canots à moteur de 8,5 mètres, réglementaires dans la marine française, très ronds à l’avant, très hauts sur l’eau, qualifiés de chaudrons par nous-mêmes, et de « tub-like stream » par les journaux anglais de l’Extrême-Orient.
L’approvisionnement des bâches de 1200 litres d’eau douce permet de marcher à toute vitesse pendant 5 heures. Aujourd’hui cette vitesse moyenne est de 5 nœuds, la machine est à pilon, et à un cylindre ; machine bruyante s’il en fut, s’arrêtant neuf fois sur dix au point mort.
Dessin de Dick de Lonlay
Les instructions pour l’attaque étaient :
- Un peu avant d’arriver sur la frégate, se tenir prêt à fermer le capot de la cheminée pour empêcher la gerbe d’eau provoquée par l’explosion d’y pénétrer ;
- Un instant avant le choc, étant en avant à toute vitesse, je commanderai en arrière sans passer par le point mort ;
- Ne pas mettre le fil de sonnerie à la borne choc avant que la hampe ne soit complètement poussée (la hampe ne doit pas seulement être poussée vers l’avant mais inclinée pour mettre la torpille sous l’eau : si un fil était dénudé elle exploserait au moment où elle entrerait dans l’eau) »[6].
Cet usage de la torpille portée montre que cette arme n’était encore qu’une simple variante de l’antique brûlot. Elle ne devint une véritable « arme de jet » qu’à partir du conflit sino-japonais en 1895.
Du pont du navire amiral, Courbet et son état-major ont bien vu couler le Yu-Yen mais personne n’a vu revenir les deux petits torpilleurs. On les crut disparus. Et Courbet, les larmes aux yeux se répétait douloureusement : « c’est un succès acheté bien cher ». Ce n’est que le lendemain, au petit matin, qu’apparut soudain un canot remorquant l’autre et bientôt Gourdon et Duboc se retrouvèrent entre les bras de leur amiral qui ne pouvait que murmurer : « Je songeais déjà à la douleur de vos mères ! Combien je remercie Dieu de la leur avoir épargnée ».
Comment ne pas penser, en méditant sur ce succès, au portrait que le jeune enseigne de vaisseau qui servait sur la Triomphante, Julien Viaud (Pierre Loti) a donné de son chef ? « Il se montrait très avare de ce sang français. Ses batailles étaient combinées, travaillées d’avance avec une si rare précision que le résultat souvent foudroyant, s’obtenait toujours en perdant très peu des nôtres ; et ensuite, après l’action qu’il avait durement menée avec son absolutisme sans réplique, il redevenait un autre homme, très doux, s’en allant faire le tour des ambulances, avec un bon sourire triste »[7]. Avare du sang français, il l’était aussi de celui de ses adversaires. Jamais il ne poursuivit un ennemi en déroute : « Cessez le feu, commandait-il alors, ce n’est plus qu’un troupeau inoffensif ». Son humanité avait quelque chose de « surnaturel ». C’est pourquoi il supplia le ministre de la Marine : « Quel que soit celui qui recevra cette dépêche, qu’il sache bien que nos marins ne veulent pas mourir sans le secours de la religion. Au nom de la flotte, je vous adjure de nous envoyer des aumôniers ».
« Les effectifs dont nous disposions étaient tout à fait insuffisants pour procéder à une opération sérieuse et l’Amiral Courbet toujours ménager du sang des hommes voulait d’autant moins se lancer dans cette aventure qu’il espérait toujours que le Gouvernement finirait par se rendre à ses instances et par comprendre que nous étions absolument bernés par les Chinois, que ceux-ci étaient enchantés de nous voir dépenser notre argent et nos forces à tenir un gage sans valeur et qu’il y avait un seul moyen de mettre la Chine à la raison c’était d’aller l’attaquer chez elle et de lui enlever par exemple Port Arthur. Nous étions tous certains du succès avec une escadre aussi bien entraînée commandée par un Courbet »[8]. La politique menée par Courbet, et notamment le blocus du Yang Tsé Kiang qui avait privé de riz une partie du Nord de la Chine, avait porté ses fruits. Mais cette politique n’était pas soutenue par les politiciens français qui jugeaient de l’action à partir de leurs préjugés doctrinaux et en faisant preuve d’une totale méconnaissance de la réalité du terrain ainsi que d’un parfait mépris des mentalités locales.
Inlassable, Courbet décida d’occuper l’archipel des Pescadores, entre Formose et le continent, afin de doter la France d’un port militaire et de commerce en Asie à l’instar de ce qu’avaient fait les Britanniques avec Hong Kong et Singapour. Pour cela il choisit la magnifique rade de Makung devant laquelle il se présenta le 19 mars 1885 et qu’il occupa à partir du 1er avril. Une fois de plus, au cours de cette prise de Makung, Boué de Lapeyrère, commandant alors la Vipère, se montra d’une redoutable efficacité. Courbet commença aussitôt l’installation des Français à Makung qui fut son dernier grand projet. (À suivre, demain jeudi) ■
* Articles précédents …
Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2] [3]
Marine française : Amiral Marie Jean Lucien Lacaze (1860 – 1955) [1] [2]
Marine française : En 1915, les canonnières fluviales aux Faux de Verzy
Marine française. En mer de Chine : à l’école de l’Amiral Courbet [1] [2]