
Par Aristide Ankou.
« les propos tenus en public et en privé par le pape actuel ont constamment contribué à brouiller les distinctions les plus sages et les plus nécessaires. » Pierre Manent
Il serait téméraire de porter un jugement d’ensemble sur le pontificat de François, un pontificat très actif qui certainement, comme toute œuvre humaine, a mêlé le bon et le mauvais. Tout est affaire de proportion lorsqu’il s’agit de tirer un bilan. Pour ma part, en tout cas, je ne m’en sens ni l’envie, ni la compétence, sans même parler du temps qui me ferait défaut si, d’aventure, j’avais envie de m’y essayer.
Plutôt qu’un éloge ou une diatribe, je propose donc à votre réflexion un article écrit par Pierre Manent au sujet de la parabole du bon Samaritain et qui était une sorte de réponse, ou de contrepoint, à l’encyclique « Fratelli tutti », la troisième et avant-dernière encyclique du pape François.
J’ajouterais simplement que je partage entièrement le jugement de Pierre Manent lorsqu’il écrit (dans sa préface à « L’idole de notre temps ») que « les propos tenus en public et en privé par le pape actuel ont constamment contribué à brouiller les distinctions les plus sages et les plus nécessaires. »
Puisse le prochain pape nous aider à retrouver ces repères essentiels.
QUI EST « LE BON SAMARITAIN » ?
« Voici donc le texte de l’évangile de Luc qui ouvre le deuxième chapitre de la lettre encyclique, chapitre intitulé « Un étranger sur le chemin » :
– « Et voici qu’un légiste se leva, et dit à Jésus pour l’éprouver : « Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » Il lui dit : « Dans la Loi, qu’y a-t-il d’écrit ? Comment lis-tu ? » Celui-ci répondit : « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit ; et ton prochain comme toi-même. » « Tu as bien répondu, lui dit Jésus ; fais cela et tu vivras. » Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : « Et qui est mon prochain ? » Jésus reprit : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba au milieu de brigands qui, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à demi mort. Un prêtre vint à descendre par ce chemin-là ; il le vit et passa outre. Pareillement un lévite, survenant en ce lieu, le vit et passa outre. Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s’approcha, banda ses plaies, y versant de l’huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l’hôtellerie et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux deniers et les donna à l’hôtelier, en disant : Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour. Lequel de ces trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme tombé aux mains des brigands ? » Il dit : « Celui-là qui a exercé la miséricorde envers lui. » Et Jésus lui dit : « Va, et toi aussi, fais de même. »
Relevons les points principaux du commentaire du pape François.
Évoquant le prêtre et le lévite qui sont passés sans s’arrêter près du malheureux laissé pour mort par les brigands, il écrit :
– « C’étaient des personnes occupant des fonctions importantes dans la société, qui n’avaient pas dans leur coeur l’amour du bien commun. Elles n’ont pas été capables de perdre quelques minutes […]. Quelqu’un d’autre s’est arrêté, lui a fait don de la proximité […]. Surtout […] il lui a donné son temps. »
Puis le pape François pose la question : « À qui t’identifies-tu ? Cette question est crue, directe et capitale. Parmi ces personnes à qui ressembles-tu ? » Il souligne « la dynamique de cette lutte interne » qui nous force à choisir entre « l’inclusion ou l’exclusion de la personne en détresse au bord de la route ». La parabole fait ainsi apparaître la division la plus significative entre les hommes :
– « Il n’y a plus de distinction entre l’habitant de Judée et l’habitant de Samarie, il n’est plus question ni de prêtre ni de marchand, il y a simplement deux types de personnes : celles qui prennent en charge la douleur et celles qui passent outre. »
Je passe vite sur les paragraphes 72 à 76 consacrés aux « personnages » de la parabole, mais où il est surtout question de figures contemporaines qui sont sévèrement jugées sans être précisément désignées :
– « Dans certains pays ou milieux, il y a un mépris envers les pauvres et envers leur culture, et un mode de vie caractérisé par le regard dirigé vers l’extérieur, comme si on tentait d’imposer de force un projet de société importé. […] Enfoncer un peuple dans le découragement, c’est boucler un cercle pervers parfait : c’est ainsi que procède la dictature invisible des vrais intérêts cachés qui s’emparent des ressources et de la capacité de juger et de penser. »
Il est difficile de deviner quelle est cette « dictature invisible des vrais intérêts cachés ». Il est vrai qu’elle est « invisible » et qu’ils sont « cachés ».
Dans les paragraphes qui terminent le commentaire de la parabole, le pape François nous invite à « nous retrouver dans un “nous” qui soit plus fort que la somme de petites individualités », à adopter « l’attitude de proximité du bon Samaritain », à « nous faire proches, prochains », à « devenir un prochain pour les autres », à devenir capables de « s’identifier à l’autre, peu importe où il est né et d’où il vient ». Et voici les dernières lignes du chapitre :
– « Cependant, il s’en trouve encore qui semblent se sentir encouragés, ou du moins autorisés, par leur foi à défendre diverses formes de nationalismes, fondés sur le repli sur soi et violents, des attitudes xénophobes, le mépris, voire les mauvais traitements à l’égard de ceux qui sont différents. La foi, de par l’humanisme qu’elle renferme, doit garder un vif sens critique face à ces tendances et aider à réagir rapidement quand elles commencent à s’infiltrer. C’est pourquoi il est important que la catéchèse et la prédication incluent plus directement et clairement le sens social de l’existence, la dimension fraternelle de la spiritualité, la conviction de la dignité inaliénable de chaque personne et les motivations pour aimer et accueillir tout le monde. »
Cette conclusion nous laisse sur une équivoque, puisque l’appel à la foi est ici plutôt un appel à « l’humanisme » que la foi renfermerait. En tout cas, cette équivoque terminale vient conclure une exégèse qui vise moins à examiner le texte évangélique pour se rendre attentif à ce qu’il dit exactement qu’à puiser dans la parabole quelques éléments qui semblent appuyer une vue du monde humain et social largement indépendante de l’évangile. Nous demandons souvent aux musulmans, à juste titre, de « contextualiser » le Coran pour éviter d’appliquer immédiatement aux circonstances présentes des textes élaborés selon des façons de penser et de s’exprimer qui nous sont devenues étrangères, et dont le sens ne peut être saisi sans un effort soutenu et sincère.
Nous ferions bien aussi de « contextualiser » l’évangile, non pas pour le réduire aux circonstances de son élaboration, mais pour saisir exactement ce qu’il dit en prenant au sérieux la manière dont il le dit. Ainsi seulement nous rendrons-nous capables d’en faire un usage judicieux. Mais comment procéder, dira-t-on, si l’on n’est ni théologien, ni philologue, ni historien ? Eh bien, on peut commencer par lire le texte évangélique avec un peu d’attention.
LIRE AVEC UN PEU D’ATTENTION
Un homme, un Juif sans nul doute, qui descendait de Jérusalem à Jéricho, est attaqué, dépouillé, roué de coups et laissé à demi mort par des brigands. Agression, vol, coups et blessures, quasi-meurtre, on notera que les brigands cochent pour ainsi dire toutes les cases du Code pénal. Un prêtre, puis un lévite voient le malheureux et passent outre. Le pape François qui, nous l’avons vu, décrit d’abord ces deux personnages comme des « personnes occupant des fonctions importantes dans la société », remarque plus loin qu’« il s’agissait de personnes religieuses ». Il voit dans leur conduite un « avertissement fort » et « le signe que croire en Dieu et l’adorer ne garantit pas de vivre selon sa volonté ».
La conclusion est impeccable, mais à aucun moment le commentaire ne s’est interrogé sur les motifs des deux personnages. Le prêtre vient de Jérusalem, où il a sans doute accompli tous les préceptes de la loi. Il est pur. Il ne saurait donc se souiller en touchant un cadavre, ou quelqu’un « à demi mort » qui sera peut-être effectivement mort dans un instant. Le Lévitique est formel :
– « Yahvé dit à Moïse : Parle aux prêtres, enfants d’Aaron, et dis-leur : Aucun d’eux ne se rendra impur près du cadavre de l’un des siens, sinon pour sa parenté la plus proche » (21,1).
Quant au lévite, qui vient de Jérusalem ou qui y monte, il est lui aussi tenu par la loi de pureté. Les Nombres prescrivent :
– « Celui qui touche un mort, un cadavre d’homme quel qu’il soit, sera impur sept jours. […] Quiconque touche un mort, le cadavre d’un homme qui est mort, et qui ne se délivre pas de son péché, rend impure la Demeure de Yahvé ; cette personne-là sera retranchée d’Israël. […] Quiconque touche, en pleine campagne, un homme percé par le glaive, ou un mort, ou des ossements humains, ou un sépulcre, sera impur sept jours » (19, 11, 13, 16).
Si ces deux personnages n’ont pas porté secours au malheureux, c’est simplement que, prêtre ou lévite, ils étaient tenus par la loi de pureté. Cette loi nous est odieuse ou inintelligible, mais il s’agit de savoir ce que nous faisons : lisons-nous l’évangile pour comprendre ce que nous lisons ou pour une autre fin ? Le prêtre et le lévite ne sont pas des « importants » sans coeur, ils respectent scrupuleusement la Loi et ils aiment Dieu d’un amour inséparable de l’obéissance à la Loi.
Quant au Samaritain lui-même – [On sait que les Juifs tenaient les Samaritains pour des hérétiques ou des schismatiques infréquentables.] – le pape François est étonnamment indifférent à ce que l’évangile en dit, et il préfère esquisser un roman :
– « Quelqu’un d’autre [le Samaritain] s’est arrêté, lui a fait don de la proximité, a personnellement pris soin de lui, a également payé de sa poche et s’est occupé de lui. Surtout il lui a donné quelque chose que, dans ce monde angoissé, nous thésaurisons tant : il lui a donné son temps. Il avait sûrement ses plans pour meubler cette journée selon ses besoins, ses engagements ou ses souhaits. Mais il a pu tout mettre de côté à la vue du blessé et, sans le connaître, il a trouvé qu’il méritait qu’il lui consacre son temps. »
Or voici ce que nous avons lu dans l’évangile et que je cite de nouveau :
– « Mais un Samaritain, qui était en voyage, arriva près de lui, le vit et fut pris de pitié. Il s’approcha, banda ses plaies, y versant de l’huile et du vin, puis le chargea sur sa propre monture, le mena à l’hôtellerie et prit soin de lui. Le lendemain, il tira deux deniers et les donna à l’hôtelier, en disant : Prends soin de lui, et ce que tu auras dépensé en plus, je te le rembourserai, moi, à mon retour. »
N’y a-t-il pas quelques remarques à faire ?
Le Samaritain est certainement généreux. Non seulement il donne une somme adéquate à l’hôtelier (5) – [Il lui donne deux pièces d’argent. Dans la parabole des ouvriers de la onzième heure, le maître de la vigne convient avec les ouvriers d’une pièce d’argent pour la journée de travail (Mt, 20, 2).] -, mais il promet à celui-ci de lui rembourser ce qu’il devra dépenser en plus pour le blessé – [Contrairement à ce que suggère le pape François, le Samaritain ne donne pas tellement de son temps ni ne change beaucoup ses plans. Après tout il laisse le blessé et repart à ses affaires. En revanche, il laisse beaucoup à faire à l’hôtelier.] – . Surtout il manifeste une confiance entière dans l’aubergiste qui de son côté semble avoir une égale confiance en lui : il n’a pas l’air de se soucier de la date du « retour » du Samaritain qui de son côté ne la précise pas davantage. Remarquons-le : il ne dit même pas qu’il reviendra « bientôt » !
Reprenons : le Samaritain s’approche, il voit, il prend en pitié, il bande les plaies, les traite par des onguents salutaires, soulève le blessé et le porte sur son propre cheval, le conduit en un lieu de repos et de guérison où il le confie à un homme qui en prendra soin jusqu’au retour – dans un délai indéterminé – du Samaritain, un retour que cet homme attendra avec confiance. Tandis que le pape François raconte une histoire qu’il veut motivante pour les hommes d’aujourd’hui, l’évangile de Luc nous introduit au Royaume. Le Samaritain ne ressemble pas au « bon Samaritain » : il a une ampleur dans les gestes, une liberté dans la démarche, une compétence dans le soin à toutes blessures, une autorité dans la parole et une capacité de faire des promesses dignes de foi qui ne sont pas d’un homme. Les Pères de l’Église ne s’y trompèrent pas : le Samaritain n’est autre que Jésus lui-même.
[Le verbe que l’on traduit par « fut pris de pitié » est celui que l’on retrouve en 7, 13 pour décrire les sentiments de Jésus devant la veuve qui a perdu son fils unique, et en 15, 20 ceux du père qui, apercevant de loin son fils perdu qui revient, « fut pris de pitié ». On peut ajouter que Jésus a été traité de « Samaritain » : « Les Juifs lui répondirent : “N’avons-nous pas raison de dire que tu es un Samaritain et un possédé ?” » La parabole serait en somme une réponse suprêmement ironique à cette accusation.]
Quoi de surprenant à cela ? Ne s’agit-il pas de la parole de Dieu ? Dieu parle de Dieu. La parabole ne nous invite pas à nous « identifier à l’autre, peu importe où il est né et d’où il vient », mais à entrer dans un « devenir chrétien » qui n’a d’autre terme que le Christ.
Le pape François remarque fort justement que Jésus, après avoir développé la parabole, et s’adressant au légiste qui lui avait demandé « et qui est mon prochain ? », « transforme complètement cette approche : il ne nous invite pas à nous demander qui est proche de nous, mais à nous faire proches, prochains ». La parabole nous enseigne d’abord que nous n’avons ni la charité, ni la force, ni la vertu réparatrice, ni la patience, ni l’espérance, ni la foi, pour être comme le Samaritain. Elle nous enseigne à la fois que nous devons nous faire les prochains les uns des autres et que nous ne le pouvons pas si nous comptons sur nos propres forces, si nous nous contentons d’être des « humanistes » ou des « humanitaires ».
La compassion simplement humaine, le fellow-feeling, est, comme son nom l’indique, une passion ou un sentiment qui, comme tel, n’est pas susceptible d’être qualifié moralement : laissée à elle-même la compassion pour la victime se convertit aisément en compassion pour le bourreau. La compassion peut de sentiment devenir vertu si elle est guidée par ces vertus que sont le courage, la justice et la prudence. Sans cette éducation, elle fait plus de mal que de bien. Qui comptera les malheureux massacrés au XXe siècle au nom de la compassion pour les pauvres ou les prolétaires ?
Le Samaritain n’est autre que Jésus-Christ. Il n’y a pas de christianisme hors de Jésus-Christ. Les chrétiens, et beaucoup de non-chrétiens sans doute, attendent de l’Église qu’elle les instruise de Jésus-Christ. »
Pierre Manent, Commentaire n°172, Hiver 2020/2021 ■ ARISTIDE ANKOU
* Précédemment paru sur la riche page Facebook de l’auteur, (le 22 avril 2025).
Aristide Ankou
Magnifique commentaire de P. Manent, Jésus a plusieurs reprises nous enseigne que la Loi ne préempte pas le souci du prochain et c’est Lui qui est notre prochain et son commandement est que nous L’imitions.