Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publions sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
L’admiration sans bornes que tous les futurs amiraux de la Marine française pendant la guerre de 14-18 ont eu pour leur vieux chef qu’ils ont vu mourir après le désastre de Lang-Son ne pouvait que les conforter dans leur incompréhension du monde politique de leur temps.
Mais en même temps, à son contact, ils ont appris que leur devoir était de servir sans attendre rien en retour. Par la suite, ils se sont quasiment tous souvenus de la lettre que l’Amiral Courbet écrivit à l’un de ses amis quelques temps, à peine, avant sa mort : « Le peuple français doit être fier de ce que peuvent faire en son nom les polichinelles qu’il s’est donnés pour maîtres ! (…) Si les conservateurs ne se réveillent pas du coup, si leur torpeur résiste à cette dure leçon… c’est qu’il faut désespérer d’eux ». Il était bien loin le temps de 1848 où, jeune polytechnicien séduit par les idées révolutionnaires d’alors, il s’illustrait sur les barricades. Antoine Schwerer ajouta dans ses mémoires, en 1933 : « Si l’Amiral Courbet vivait encore, combien grande serait sa douleur en voyant ce que font de la France les descendants des politiciens républicains ou conservateurs de son temps ».
Cette expérience de l’Extrême-Orient a conduit tous les marins qui y servirent à juger sévèrement ce qu’ils considéraient comme les « simagrées » des politiciens de l’époque. Car si l’amiral Courbet a bel et bien gagné la guerre de Chine, il a sans cesse été bridé dans son action par des ordres venus de métropole et émanant de personnes ne connaissant rien ni à la marine ni à ce qui se passait réellement à des milliers de kilomètres dans des contrées où ils n’iraient jamais face à un adversaire dont ils ignoraient tout.
Courbet ne sut jamais que, grâce à son action, la Chine avait renoncé à ses droits sur l’empire du Viet-Nam et reconnu le protectorat français sur les trois provinces du Tonkin, d’Annam et de Cochinchine. Cette Union indochinoise devait être complétée par l’extension du protectorat français sur le Cambodge en 1887 et le Laos en 1893.
Au-delà des idées et du résultat de ses actions, le prestige de ce chef fut sans égal. « Comme tant d’autres ignorés, je l’aurais suivi n’importe où avec un dévouement absolu », nous confie encore Pierre Loti qui ajoute : « Je m’inclinais devant cette grande figure du devoir, incompréhensible à notre époque de personnages fort petits. Il était à mes yeux une sorte d’incarnation de ces vieux mots sublimes d’honneur, d’héroïsme, d’abnégation, de patrie. (…) Et puis, il avait son secret, cet amiral, pour être en même temps si sévère et si aimé. Comment faisait-il donc, car enfin il était un chef dur, inflexible pour les autres autant que pour lui-même, ne laissant jamais voir sa sensibilité exquise ni ses larmes qu’à ceux qui allaient mourir. N’admettant jamais la discussion de ses ordres, tout en restant parfaitement courtois, il avait sa manière à lui, impérieuse et brève de les donner: « Vous m’avez compris, mon ami ?… Allez! ». Avec cela, un salut, une poignée de main, et on allait, on allait n’importe où, même à la tête d’un petit nombre d’hommes ; on allait avec confiance, parce que le plan était de lui ; ensuite on revenait ayant réussi, même quand la chose avait été terriblement difficile et périlleuse. Ces milliers d’hommes qui se battaient ici avaient remis chacun sa propre existence entre les mains de ce chef, trouvant tout naturel qu’il en disposât quand il en avait besoin. Il était exigeant comme personne ; cependant contre lui on ne murmurait jamais ; – ni ses matelots ni ses soldats ; – ni même toute cette troupe étrange des « zéphyrs », d’Arabes, d’Annamites, qu’il commandait ainsi »[1].
Personne ne peut pénétrer aujourd’hui au profond de l’âme de ces marins qui ont servi sous ses ordres et qui, tous, considéraient que cet homme avait été le « chef le plus grand non seulement par ses talents militaires, mais encore par ses sentiments patriotiques et par la grandeur de son âme. Malheureusement, il ne pensait qu’aux autres, jamais à lui ! ». C’est-ce qui explique l’hommage que lui rendit l’amiral Krantz en recevant sa dépouille sur le territoire français : « il avait un esprit fort, un cœur généreux, un jugement droit ».
Lorsqu’on ouvrit son testament, écrit le 8 mars précédent, devant les Pescadores, on lut qu’il avait divisé ses biens en deux : « ce qu’il a reçu de son père, le patrimoine de ses aïeux, il le rend à sa famille ; mais les économies qu’il a faites durant sa périlleuse carrière, il les destine aux philanthropes et aux hommes de mer »[2], notamment à la Société centrale de sauvetage des naufragés.
Devant les Sénateurs réunis au Palais du Luxembourg le 16 juin 1885, le Président du Conseil, Brisson, lui rendit hommage en ces termes : « Une âme courageuse, a dit Bossuet, sait demeurer maîtresse du corps qu’elle habite. Nul ne l’avait mieux prouvé que l’illustre amiral ; mais ne vivant que pour son pays, il semble qu’après nous avoir assuré la victoire et la paix, Courbet ait dédaigné de commander à son mal ». Le 22 décembre 1887, dans la chapelle de l’archevêché de Paris eut lieu une cérémonie pour le repos de l’âme de l’amiral Courbet. A la fin de celle-ci, répondant à Mgr Richard[3] qui, citant le cardinal Guibert, avait souligné que « dans la mort comme dans la vie, la vérité fut toujours sa grandeur », l’amiral Gicquel des Touches eut cette conclusion : « Courbet a obtenu toutes les gloires : il s’est montré militaire intrépide, général habile, marin consommé ; il a ramené sous nos drapeaux la victoire longtemps absente. Mais la plus durable de ses gloires est sans contredit celle qu’il s’est acquise en affirmant sa foi devant le monde entier, dont les regards étaient fixés sur lui ». Et, comme il ne pouvait pas en rester à un simple hommage individuel tellement éloigné de l’esprit de l’illustre amiral, il insista sur un souhait qui lui paraissait essentiel et dont il ne savait pas à quel point il serait exaucé en 1914-1918 : « son exemple serve de guide aux chefs qui, dans l’avenir, seront appelés à l’honneur de conduire à l’ennemi les flottes de la France ».
On comprend mieux, en lisant ces lignes, comment ont été formés les chefs de la Marine française qui ont eu la responsabilité de notre arme navale au cours de la première Guerre mondiale. Aucun de ses « élèves » pendant cette campagne du Levant – même ceux qui ne le côtoyèrent que très peu de temps -, pas plus l’amiral Pivet que l’amiral Rouyer, pas plus l’amiral Tracou que l’amiral de Bon, pas plus l’amiral Dartige du Fournet que l’amiral Boué de Lapeyrère, pas plus l’amiral de Jonquières que l’amiral Moreau, pas plus l’amiral de Marliave que l’amiral Schwerer, aucun n’a été habitué à rechercher les honneurs. Comme pour l’amiral Courbet, seul a toujours compté pour eux l’honneur de servir ; et ils le firent en toutes circonstances avec une abnégation et une modestie qui n’a d’équivalent que dans la grandeur de l’action accomplie et l’oubli dans lequel ils sont aujourd’hui unis. (Histoire • Marine française…. À suivre, demain samedi) ■
* Articles précédents …
■ Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2] [3]
■ Marine française : Amiral Marie Jean Lucien Lacaze (1860 – 1955) [1] [2]
■ Marine française : En 1915, les canonnières fluviales aux Faux de Verzy
■ Marine française. En mer de Chine : à l’école de l’Amiral Courbet [1] [2] [3] [4]