Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publions sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
Les troupes serbes affamées, demi-nues, étaient réparties en deux groupes distincts : le premier d’un peu moins de 100.000 hommes, commandé par le prince Alexandre, avait atteint la région de Scutari ; le second de 40.000 hommes, avec le roi Pierre 1er, s’était dirigé sur Durazzo.
L’état lamentable des survivants de cette armée, tant du point de vue matériel que moral, exigeait une prompte réorganisation, à laquelle le haut commandement serbe comptait procéder sur place, avec le concours d’une mission française, essentiellement composée par le 6ème bataillon de Chasseurs alpins, aux ordres du général Piarron de Mondésir. Si l’ordre nommant le général de Montdésir avait bien été signé par le ministre de la Guerre, le général Gallieni, force est de constater que celui-ci l’a signé juste à son retour après deux mois d’absence (pour raison de santé) pendant lesquels l’intérim a été assuré par l’amiral Lacaze. C’est donc bien le ministre de la Marine et son chef de cabinet qui ont conçu la totalité de l’opération et choisi les hommes nécessaires. En ce qui concerne le choix du général de Montdésir, outre sa connaissance des Serbes, on doit y reconnaître l’influence du chef de cabinet du ministre, l’amiral Schwerer. En effet, les deux hommes avaient eu l’occasion de se connaître et de s’apprécier lorsqu’ils étaient tous deux professeurs à l’Ecole de Guerre sous l’autorité du général Foch, avant de se retrouver aux environs de Reims lors de la grande offensive de Champagne en septembre-octobre 1915.
C’est donc dès son entrée en fonction en novembre 1915 que l’amiral Lacaze, épaulé par son chef de cabinet, organisa le ravitaillement et l’évacuation de l’armée serbe, même si le lieutenant-colonel de Ripert d’Alauzier écrira plus tard que « le mérite de ce sauvetage revient naturellement au président du Conseil, Aristide Briand ». Pour le ministre français de la Marine, il n’y avait en effet que deux solutions : soit intervenir pour sauver l’armée serbe malgré la mauvaise volonté de l’Italie, soit l’obliger purement et simplement à capituler. Bien entendu, il ne pouvait pas accepter d’envisager cette dernière solution.
Il ne restait, pour évacuer l’armée serbe que deux ports possibles : Durazzo et Saint Jean de Medua (Schëngjin) ; Valona ne pouvant servir que de port de transit, avec des navettes par petits bateaux pour acheminer les troupes vers l’un des deux ports d’embarquement. Une fois l’armée serbe remise sur pied à Corfou – les malades et les blessés ayant été évacués sur Bizerte – elle fut acheminée à Salonique pour y rejoindre l’Armée d’Orient.
Ce sauvetage fut exécuté avec succès et l’amiral Dartige du Fournet devait constater par la suite : « si les ordres reçus ont été bien exécutés, je ne saurais passer sous silence le rôle primordial que ces ordres eux-mêmes, la régularité et la promptitude avec laquelle les moyens de transport nous ont été fournis ont joué dans cette entreprise. Elle ne pouvait réussir que par l’effet d’une méthode et d’une prévoyance dont nous avons recueilli les fruits, mais dont l’honneur revient au ministre de la marine ». Car, c’est bien au sein du ministère que tout avait été pensé et organisé. Et cela fut fait sans publicité, dans le strict respect de ce que l’on pensait devoir faire, avec comme seul objectif : réussir. Dans sa déclaration on peut cependant se demander si l’amiral Dartige du Fournet n’a pas voulu occulter le rôle de ceux qui, officiellement sous son autorité, opérèrent sur place : le commandant de la 1ère division de l’Armée navale, l’amiral Chocheprat et celui de la 1ère escadre légère de cette Armée navale, l’amiral de Gueydon, « l’homme de Corfou ».
Pour bien mesurer l’importance de l’affaire il faut savoir que ce sont 150 000 hommes (plus 20 000 chevaux, une cinquantaine de canons de montagne et 3 000 charrettes de paysans tirées par des bœufs) qui ont été sauvés du massacre et transportés à Corfou, dont la population ne dépassait pas, en temps normal, 80 000 habitants. Avec l’arrivée de ces réfugiés, la population de l’île a donc été multipliée par trois. Six mois plus tard, et malgré l’opposition de Joffre qui jugeait l’opération trop longue, trop difficile et trop dangereuse, ces soldats serbes furent acheminés à Salonique par la Marine française et purent ainsi reprendre le combat. Les Italiens, quant à eux, préférèrent assurer seuls le transport en Sardaigne des 24 000 prisonniers autrichiens, que l’armée serbe traînait avec elle.
Au cours de ces deux opérations, aucune victime n’a été à déplorer. La première partie de ce sauvetage, le transport de la côte albanaise à Corfou, « fut une opération d’inspiration française, mais d’exécution anglo-franco-italienne avec prédominance italienne. (…) la seconde partie, au contraire, est une opération exclusivement navale et française. L’Angleterre et l’Italie, surtout cette dernière n’y participèrent que pour le principe, et afin de lui conserver un caractère interallié »[1].
Si la première partie, le sauvetage proprement dit, avait été difficile, la seconde partie, la conduite de l’Armée serbe à Salonique pour y renforcer l’Armée d’Orient, s’avéra encore plus périlleuse. On avait rapidement su « que des mines avaient été mouillées dans les chenaux de Corfou pour s’opposer aux départs ; on en releva 60 en moins d’un mois »[2].
Pour sécuriser l’opération, le capitaine de vaisseau de Cacqueray avait établi un couloir protégé de Valona à Corfou où pouvaient circuler sans interruption les grands transports. « Ce dispositif consistait essentiellement en 2 lignes de drifters[3] et de chalutiers portant des filets à mines : soit 65 drifters et 10 chalutiers formant deux barrages : l’un allant de l’île de Merlera, à un point situé à 5 milles dans le sud 60 W du cap Linguetta ; l’autre, partant de la pointe sud de l’île de Saseno, et allant vers l’ouest »[4]. (À suivre, demain mardi) ■
* Articles précédents …
■ Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1] [2] [3]
■ Marine française : Amiral Marie Jean Lucien Lacaze (1860 – 1955) [1] [2]
■ Marine française : En 1915, les canonnières fluviales aux Faux de Verzy
■ Marine française. En mer de Chine : à l’école de l’Amiral Courbet [1] [2] [3] [4] [5]
■ Marine française. En baie d’Along : En mission à « Ouai Chao »