On le voit bien de l’autre côté des Pyrénées : la faiblesse humaine n’épargne pas les rois, pas plus que ne les épargne la mort. Malherbe l’a dit dans des vers superbes à l’orée du Grand Siècle. Les dernières années de la vie du roi Juan-Carlos d’Espagne illustrent à sa façon cette dure réalité. Mais en plus, le déclin physique et moral d’un vieil homme, a fortiori s’il est ou s’il a été roi, s’il a été célèbre et aimé, est porteur d’une forme particulière du tragique. Cela, nous le savons mieux depuis Shakespeare et le roi Lear. Il est d’ailleurs probable que les rapports des derniers mois entre Juan-Carlos et son fils Philippe, jusqu’à la décision finale, sans-doute imposée, du départ du roi failli ou soupçonné d’avoir failli, ont eu quelque chose à voir avec la trame du drame shakespearien. Cela a été dit par ailleurs et cela se lit dans les lettres échangées entre les deux rois, celles du moins que la Maison Royale a publiées. La raison d’état y domine.
Curieusement, il s’était déjà produit un épisode comparable entre le tout jeune prince Juan-Carlos, devenu Prince d’Espagne par le choix de Franco, apte à lui succéder à titre de roi, et son père le Comte de Barcelone, celui qui devait être roi mais dont Franco et la Phalange ne voulaient pas. Juan-Carlos avait accepté que son père soit ainsi exclu du trône d’Espagne qui lui revenait. Juan-Carlos est devenu roi en 1975, à la mort du Caudillo, et son père continua de vivre en semi-exil jusqu’à ce que les deux hommes conviennent d’une réconciliation. Mais e qu’avait décidé Franco demeurera. Ce point restera lié et bien lié – atado y bien atado – selon l’expression que le Caudillo avait lui-même utilisée au cours d’une séance solennelle des Cortes de Madrid. Aujourd’hui, le même Juan-Carlos quitte à son tour l’Espagne, probablement à la demande conjointe du gouvernement espagnol et de son fils, le roi Felipe. L’exil, on le sait, la presse l’a rappelé, est depuis trois siècles comme une fatalité pesant sur les Bourbons d’Espagne. Charles IV et Ferdinand VII, Isabelle II – qui a vécu les quatre dernières décennies de sa vie en exil à Paris – son fils Alphonse XII, son petit-fils Alphonse XIII, les fils de ce dernier, Don Jaime et Don Juan, et ses petits-fils, dont Juan-Carlos, tous ont connu l’exil. Il nous faut souhaiter au roi Philippe de ne pas avoir à subir un sort analogue. À l’Espagne aussi car l’on ne peut ni ne doit oublier ce qu’a été la république espagnole ni ignorer ce qu’elle pourrait être qui comporte à coup presque sûr, outre de probables horreurs, l’éclatement de l’Espagne et son effondrement.
Écartons donc parmi les reproches qui sont faits à l’ex-roi d’Espagne Juan-Carlos ce qui relève de la morale familiale ou personnelle et, comme il le dit, de sa vie privée, à supposer qu’un roi en ait une, dont il admet devoir répondre comme citoyen. Affaires de famille, affaires privées, affaires d’argent, on pourrait admettre que cela est d’ordre secondaire comme l’ont été les frasques – nombreuses – de nos propres rois. Elles ne les ont pas empêchés de faire la France ni de faire en sorte qu’à la fin de l’Ancien Régime elle soit devenue la première puissance, sinon du monde, du moins de l’Europe d’alors.
Ainsi, nous n’envisageons pas ce qui ternit l’image de Juan-Carlos dans son vieil âge, ni ses faiblesses, sous un angle people ou moral comme on l’a trop fait ici et là selon l’habitude. Ce qui importe est que ce prince vieilli, oublieux de la prudence, affaiblit la monarchie restaurée, et l’Espagne elle-même, dont l’ordre, l’unité et la paix intérieure sont un élément important du peu d’équilibre européen encore debout.
Mais l’affaire Juan-Carlos 1er ne revêtirait sans-doute pas l’importance que l’on a vue, peut-être même en sourirait-on, peut-être la traiterait-on avec un mélange de tristesse, d’indulgence et d’affection, si dès avant que le scandale n’éclate, l’Espagne n’était pas déjà plongée dans une crise grave créée à la fois par les séparatismes régionaux, dont le plus radical et le plus activiste est l’indépendantisme catalan, et par la dégradation constante de la vie politique espagnole minée par le revanchisme actif et le républicanisme latent, plus ou moins affirmé, plus ou moins virulent, des forces de gauche, de ce que l’Espagne franquiste appelait les rouges, auquel la fausse droite là comme ailleurs n’oppose qu’une résistance molle et sans effet. C’est évidemment le cas du Parti Populaire.
À compter de la victoire nationaliste de1939, il est bien vrai que – fait tout à fait exceptionnel dans son histoire des trois ou quatre siècles passés – l’Espagne a vécu 80 ans de pleine paix civile et extérieure. (Sans la clairvoyance de Franco, l’Espagne nationaliste aurait peut-être cédé aux instances d’Hitler pour qu’elle entre en guerre aux côtés de l’Allemagne). 35 ans de cette paix se sont passés sous l’ère franquiste, les 45 autres sous la monarchie restaurée par la volonté politique de Franco. Mais il est clair que ces quatre-vingts ans de paix sont bien dans leur entier le résultat de la victoire nationaliste de 1939. Elles ont apporté à l’Espagne une prospérité, une vitalité, qu’elle n’avait jamais connues à l’ère moderne.
La transition entre les deux ères, les deux régimes, s’est faite sans trouble majeur. Apparemment réconciliée, intégralement revenue à la démocratie et au parlementarisme selon le schéma libéral habituel de la dynastie régnante, recomposée en 17 ou 18 communautés autonomes d’origine historique, ici plutôt conformément à la tradition, l’unité, l’équilibre et la stabilité de l’Espagne ont alors semblé rétablies durablement et paisiblement. Le roi Juan-Carlos qui avait présidé à cette transition – parfois dans une émotion intense et partagée comme, par exemple, lors de ses premières visites en Catalogne – en a tiré alors l’extraordinaire popularité intérieure et extérieure que l’on sait. Ceux qui soutiennent aujourd’hui le roi Juan-Carlos et vont jusqu’à lui tirer leur chapeau comme Régis de Castelnau dans un article très enlevé paru dans Causeur, se réfèrent à cette première et longue période heureuse et faste du règne du roi Juan-Carlos. Macron invoquerait le kairos, comme l’autre jour encore à Beyrouth. Mais il a bien des raisons d’en connaître les caprices.
Car les choses se sont progressivement gâtées en Espagne jusqu’à l’explosion de la crise catalane dont on se souvient qu’elle est allée jusqu’à une proclamation d’indépendance en tant que « République catalane », heureusement avortée du fait, incontestable, de l’extraordinaire détermination publique du roi Felipe VI. Il n’empêche : le gouvernement catalan continue de voter – notamment ces jours-ci – des résolutions stipulant que la Catalogne n’a pas de roi, qu’elle est une république indépendante, etc.
Les forces de gauche, les rouges de jadis, (Le Parti socialiste, Podemos, l’extrême-gauche), même lorsque une partie d’entre eux protestent de leur soutien aux institutions en vigueur, lorsqu’ils assurent le roi Felipe de leur fidélité, comme l’actuel président du gouvernement, Pedro Sanchez, rêvent de plus en plus de prendre leur revanche la plus large possible sur la victoire nationaliste de 1939, et, pour cela, elles déterrent les querelles jusque-là enfouies, de la guerre civile. De même, les indépendantistes basques et catalans, dont la haine de l’Espagne et de tout ce qui est espagnol semble inextinguible, n’ont pas pardonné au roi Felipe son discours du 3 octobre 2017 les condamnant avec la plus grande fermeté. Ce discours a fait date. Il a réveillé le patriotisme populaire de toute l’Espagne. Il a suscité la naissance ou la renaissance de forces politiques nouvelles, patriotes, unitaristes, royalistes.
Les faiblesses du vieux roi Juan-Carlos l’ont contraint à l’exil. Quels que soient les défauts des institutions en place et les insuffisances – de tradition d’ailleurs ancienne – de la monarchie en place, les patriotes espagnols, parmi lesquels les militants du jeune mouvement Vox sont au premier rang, les défenseurs de l’identité et de la Tradition espagnoles, dans ce pays où les haines anciennes et les plus radicales ont ressurgi en force, tous ceux-là considèrent que le roi Felipe est désormais le mur, el muro, le dernier contre l’éclatement de l’Espagne. Dont tout le monde aurait à pâtir y compris la France et l’Europe.