Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publions sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
Sosthène Héliodore Camille Mortenol est né le 29 novembre 1859 à Pointe-à-Pitre. Il est le troisième et dernier enfant d’un dénommé « André » né en Afrique vers 1809 et affranchi[1] le 23 juillet 1847, par un arrêté du gouverneur de la Guadeloupe.
Cet ancien esclave prend alors le nom de Mortenol et s’installe comme voilier. En 1855, il épouse une ancienne esclave, Julienne Toussaint, née vers 1830 et qui exerce désormais le métier de couturière.
Camille Mortenol commence ses études à l’externat des frères de Ploërmel[2] de Pointe-à-Pitre puis les poursuit au séminaire-collège diocésain de Basse-Terre fondé par Mgr Lacarrière le 1er janvier 1852. Victor Schœlcher, à qui on a fait remarquer les qualités de l’élève, lui obtient une bourse qui lui permet d’aller poursuivre ses études au lycée Montaigne à Bordeaux. Bachelier en 1877, il prépare le concours d’entrée à Polytechnique où il est reçu en 1880, 19ème sur 209. Il est le troisième « nègre », premier guadeloupéen, à intégrer cette école[3].
La légende prétend que Mac Mahon (Image), visitant l’école et impressionné par sa performance, n’aurait pu que lui dire : « C’est vous le nègre ?… Très bien mon ami… Continuez ! ».
A sa sortie de l’école, quoique reçu 3ème à Saint-Cyr, il opte pour la Marine.
Aspirant le 1er octobre 1882, il effectue son premier apprentissage sur une frégate à voile, L’Alceste. Il est alors noté par le capitaine de vaisseau Cavelier de Cuverville : « extrêmement travailleur, très consciencieux, parfaitement élevé et de relations très agréables. (…) Il observe et calcule très bien, commande tous les exercices et n’a besoin que d’acquérir un peu d’expérience pour manœuvrer très convenablement ». Il ajoute que Camille Mortenol souhaitait alors « quelque mission ou entreprise coloniale telle que Madagascar ou le Congo ; il pourrait y rendre certainement de grands services ».
En attendant, il embarque sur l’Amiral Duperré avec lequel il navigue en Méditerranée. Nommé enseigne de vaisseau le 1er octobre 1884 il est affecté au port de Brest. Au 1er janvier 1885, on le retrouve sur l’aviso Bisson, (Division navale de l’Océan Indien) avec lequel il participe à une campagne militaire à Madagascar et aux Comores.
Lieutenant de vaisseau le 25 août 1889, il visite sa famille aux Antilles puis effectue un stage sur L’Algésiras et obtient le brevet d’Officier Torpilleur. Il est envoyé à Cherbourg prendre le commandement du torpilleur de haute mer, le Dehorter, qui vient juste d’être mis en service et avec lequel il participe à la recherche du torpilleur 110 disparu au large de Barfleur avec 14 hommes à bord. Son supérieur, le capitaine de frégate Fortin le note alors : « Il a beaucoup d’entrain et de commandement. Son équipage, auquel il inspirait entière confiance, était tout à fait dans sa main sans que la différence de race ait jamais donné lieu à des difficultés ou des désagréments. (…) L’ayant déjà eu sous mes ordres au Gabon lorsque j’y commandais la Marine, je suis, plus qu’aucun autre, à même de l’apprécier et je l’apprécie beaucoup. Je le considère comme un excellent serviteur et un officier à faire avancer ». Le capitaine de vaisseau Escande, qui est alors le directeur des défenses de Cherbourg, complète cette appréciation : « Je crois de mon devoir d’appuyer la proposition faite en sa faveur par son chef direct ». Si donc, chacun est conscient du fait que son origine puisse être pour lui un handicap, tous reconnaissent ses qualités et tous lui font confiance pour surmonter les difficultés qu’il pourrait rencontrer. En avril 1892, il est transféré sur le croiseur Cécille, au sein de l’escadre de Méditerranée. Si la qualité de son service fait toujours l’objet d’éloges, il se heurte aux préjugés de son chef direct, le capitaine de vaisseau Michel, lequel est approuvé par le commandant de l’escadre qui écrit alors à son sujet : « je considèrerai toujours comme très fâcheux l’introduction d’officiers de cette race dans la Marine ».
Quelques semaines plus tard il est sur le cuirassé garde-côtes Jemmapes où on lui confie le service de l’artillerie pour la plus grande satisfaction de son chef, le capitaine de vaisseau Magnon Pujo. Le contre-amiral de Courthille qui l’avait connu sur l’Amiral Duperré, explique très clairement les difficultés auxquelles Camille Mortenol se heurtera tout au long de sa carrière : « Monsieur le Lieutenant de Vaisseau Mortenol est instruit, intelligent s’occupant avec activité de toutes les branches du métier. Il se fait bien obéir des hommes et ses relations avec ses camarades sont très bonnes. Une seule chose peut nuire à Monsieur Mortenol, c’est que son origine est de nature, s’il commandait un bâtiment, à rendre ses relations avec certains officiers étrangers des plus délicates. J’appuie, volontiers, la proposition pour la Légion d’Honneur, faite en faveur de cet officier ». Si certains historiens modernes expliquent qu’on retrouvera, plus d’une fois, ce genre d’excuse pour ne pas lui confier trop vite un commandement important, quand on regarde la vitesse à laquelle il a avancé dans sa carrière il ne paraît pas que celle-ci en ait vraiment souffert.
En 1894, il participe aux combats de Madagascar (prise du fort de Marovoay le 2 mai 1895 puis de Maevatanana le 9 juin et de Tananarive le 30 septembre) sous les ordres du capitaine de vaisseau Bienaimé. Il participe ensuite à l’organisation de l’île où il se fait remarquer par le colonel Gallieni auprès duquel il a dû rencontrer un autre officier de marine, entré à Navale en 1880 quand lui était à Polytechnique, le futur amiral Ronarc’h. Il est fait chevalier de la Légion d’Honneur le 31 août 1895. Le général Gallieni qui, à l’époque, doit aussi lutter contre le trafic d’esclaves[4], notamment aux Comores, apprécie beaucoup cet officier de marine efficace et loyal. Il saura s’en souvenir plus tard. En attendant Camille Mortenol est décoré de l’Ordre de l’Etoile d’Anjouan (ordre institué aux Comores en 1874). (À suivre, demain vendredi) ■
[1] En fait, il a racheté sa liberté, avec l’aide financière d’autres esclaves.
[2] Congrégation fondée en 1838 par Lamenais.
[3] Avant lui, deux mulâtres martiniquais, Périnon en 1832 et Wilkinson en 1849, avaient intégré l’école.
[4] L’esclavage n’y sera aboli qu’en septembre 1900.
* Articles précédents …
■ Marine française : Amiral Pierre-Alexis Ronarc’h [1][2][3]
■ Marine française : Amiral Marie Jean Lucien Lacaze (1860 – 1955)[1][2]
■ Marine française : En 1915, les canonnières fluviales aux Faux de Verzy
■Marine française. En mer de Chine : à l’école de l’Amiral Courbet [1][2][3][4][5]
■ Marine française. En baie d’Along : En mission à « Ouai Chao »
■ Marine française. Le Sauvetage de l’armée serbe [1] [2] [3] [4]