Par Pierre Debray*
Réflexions sur un entretien avec Philippe Ariès
J.S.F a eu raison de publier l’entretien avec Philippe Ariès, si décevant qu’il soit.
D’abord parce que l’homme forçait le respect. Désintéressé, il n’a jamais recherché les honneurs et les faveurs. Il a réalisé une œuvre considérable, qui aurait conduit n’importe quel autre au collège de France puis à l’Institut. Ensuite et surtout parce que l’œuvre d’Ariès, quoi qu’il en ait parfois dit ou laissé dire, s’inscrit dans le droit fil de la tradition contre-révolutionnaire, dont elle illustre la fécondité. Il a ouvert aux historiens un champ nouveau d’investigation, l’étude de l’évolution des mentalités. Dans un siècle matérialiste, où ils tendaient à concentrer leur attention sur les phénomènes économiques, il a montré aux historiens comment l’attitude des hommes devant la vie et devant la mort se modifie, changeant le cours des choses. Il a pu, de ce fait, restituer la continuité historique entre l’ancienne France et la France moderne, en deçà des ruptures révolutionnaires, grand fleuve impatient de retrouver son cours. N’étant ni de ses disciples, ni même de ses amis, je devais lui rendre cet hommage.
Les historiens de ma génération se sont détournés, sous l’influence de notre maître à tous, Marc Bloch, de l’histoire événementielle. Nous avons cessé de penser que le sort de l’Europe s’est décidé à Pavie ou à Waterloo. Plutôt que de raconter les batailles, que de démêler les fils des transactions diplomatiques ou de dénombrer les maîtresses de Louis XV, nous nous sommes intéressés aux livres de comptes, aux archives notariales, au registres d’état civil, à tout ce qui permettait, de saisir, de façon concrète, la vie de l’homme ordinaire.
Les résultats obtenus furent impressionnants. Guerriers et Paysans de Georges Duby renouvelle de fond en comble notre connaissance du haut Moyen-Age. Braudel nous a restitué la préhistoire d’un capitalisme qui n’est pas né, comme l’imaginait Marx, de la révolution industrielle. Que le refus de tenir l’événement, l’histoire politique, pour déterminant ait été excessif, c’est certain, que l’introduction dans l’enseignement secondaire d’une histoire privée de repères chronologiques se soit révélée désastreuse, j’en conviens mais cette réaction était nécessaire et Gaxotte, dans son Histoire des Français devait en assimiler le meilleur.
Oubli du Politique
Le risque c’était de déprécier la politique, tenue pour un phénomène superficiel. Ariès y a succombé, au point de se détourner du Politique d’abord de Maurras et même de n’y rien comprendre. En quoi il date terriblement. A la suite des sociologues, qui, paradoxalement, leur ont ouvert la voie, les jeunes historiens découvrent qu’une société n’est pas faite seulement d’hommes qui travaillent, aiment, jouent et meurent mais aussi d’une multitude de pouvoirs, qui s’affrontent dans un champ de forces en perpétuel remaniement. Ces pouvoirs sont de toutes sortes, spirituels, intellectuels, économiques, syndicaux. Parfois ils sont immenses, parfois minuscules. Comment comparer la C.G.T et une association de défense d’un site ou d’un monument, qui groupe quelques. dizaines de membres ? Pourtant, tous ils s’articulent par rapport au Pouvoir, le pouvoir politique qui seul a droit à la majuscule, signe de majesté. Il s’agit toujours d’influer sur lui, à l’occasion de s’en emparer. Ce n’est nullement un phénomène contemporain, lié à l’omniprésence de l’Etat. Dans les sociétés sans Etat, il existe un détenteur de la souveraineté, chef ou magicien, un alpha comme disent les spécialistes des sociétés animales.L’on sait aujourd’hui que même chez les animaux, on trouve un individu qui sert de référence, pas nécessairement le plus fort ou le plus beau. Le dominance pattern, le modèle dominant, auquel les autres chimpanzés conforment leur comportement peut être chétif, malingre mais sa mère est une femelle alpha. Elle appartient à l’aristocratie. Elle lui a appris la manière de s’imposer à ses congénères, lui a donné, un air de supériorité. Même les singes ont leurs grands hommes. L’erreur de l’histoire non événementielle, dont Ariès fut l’un des maîtres, fut d’avoir été niveleuse, de n’avoir voulu d’autre vérité que statistique. Sans Alexandre, il y aurait peut-être eu une civilisation hellénistique mais peut-être pas. Si Louis XV avait eu le temps de promulguer le Code civil qu’il faisait préparer et dont Bonaparte se servira aurait-il imposé le partage égalitaire des propriétés ? Sans doute non. L’histoire des populations françaises, si admirablement décrite par Ariès fut changée à la fois parce que Bonaparte trouva dans ses cartons le projet de Louis XV et parce qu’il lui imprima sa marque. Le rôle des alpha, des hommes-phares, n’infléchit parfois qu’imperceptiblement l’évolution des peuples et parfois dans un sens contraire de celui qu’ils voulaient mais elle est incontestable. Bouvines fut une mêlée confuse et cependant cette bataille eut de surprenantes conséquences. Sans elle, Frédéric II de Hohenstaufen ne serait sans doute jamais monté sur le trône impérial. La querelle des investitures n’aurait pas pris le tour dramatique qui fut le sien. Peut-être n’y aurait-il pas eu de Luther. Cela, sur le moment, nul ne le prévoyait. Philippe Auguste ne menait qu’une guerre féodale – contre des rebelles. Sur cet immense jeu d’échecs qu’est l’histoire, un pion qui bouge bouleverse la force des choses. Imprévisibles pour les acteurs, les effets de l’événement — bataille ou traité — le débordent de toutes parts.
L’historien des mentalités
Éliminant le Pouvoir dans son ordre de majesté, le rôle des grands hommes, l’influence récurrente de l’événement politique, militaire ou diplomatique, l’histoire non événementielle ne saisit de l’homme que la vie privée. Ce qui explique l’étrange attitude de Philippe Ariès vis-à-vis de la famille royale. Elle n’est plus qu’une famille-mémoire. A ce niveau ne subsiste .plus qu’un royalisme de nostalgie, une référence rêveuse à l’ancienne France. Je ne le reproche pas à Ariès. Il se montre logique avec lui-même. Puisque son sujet d’intérêt c’est l’attitude devant la vie et la mort, l’évolution des mentalités, seul le sentiment le concerne. C’est pourquoi il nous trouve si secs, à l’exception d’un disciple non de Maurras mais si j’ose cet affreux amalgame d’un maurrassisme bernanosien. Pour l’historien des mentalités, les romans de chevalerie importent davantage que les chevaliers de chair et de sang et la monarchie mythique que les rois de fer.
Philippe Ariès s’est engagé dans une aventure intellectuelle qui le conduisait à négliger, comme secondaire, subalterne, superficielle l’histoire politique. D’où son hostilité à Bainville, qui représente précisément le plus haut degré de l’histoire politique. La rupture méthodologique devait entraîner le désintérêt pour le problème institutionnel. Sentimentalement, Ariès continuait de préférer la monarchie à la République mais de son point de vue d’historien des mentalités la forme du régime ne changeait pas grand-chose. Ce qui n’est pas inexact. Cependant, la nation ne se réduit pas aux familles qui la composent.
Elle ne se définit pas par une mémoire collective ou pas exclusivement. Elle ne relève pas d’une évolution des sensibilités. C’est si vrai que lorsqu’elle est mal gouvernée, les familles se dispersent et s’étiolent, la mémoire collective se dissout, les sensibilités s’épuisent.
Dans son Histoire des populations françaises, ouvrage, il est vrai ancien, Ariès doit reconnaître les méfaits du Code civil qui niera que les codes relèvent d’abord d’une volonté politique. (Suite de cette réponse de Pierre Debray demain samedi) ■
* Je Suis Français, août 1984
À retrouver …. Entretien avec Philippe Ariès
Partie 1 – Partie 2 – Partie 3
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
J’ai été ravi de lire cette mise au point sur Philippe Aries. C’est vraiment du très grand Debray ! D’une exactitude, D’une précision remarquables, avec la connaissance approfondie du sujet. En ce qui me concerne, j’ai été amusé de ce maurrassisme bernanosien dont l’ami Pierre me qualifie. Ce n’est pas faux même si ça demanderait beaucoup d’explications…
Félicitations d’avoir publié ce texte magnifique !
Gérard Leclerc
Il serait bien intéressant, cher Gérard, que tu publies précisément ton point de vue et redonnes ton analyse. Tu avais écrit un « Avec Bernanos » à l’époque, dont j’avais écrit un commentaire qui – horresco referens ! – n’a pas été publié par le JSF de l’époque.
J’en ai été durablement traumatisé (mais non, je déconne !). Entout cas tes réflexions seraient bienvenues.
Cher Pierre, je ne vais pas laisser ton commentaire sans réaction à l’instar du JSF ancienne formule. Mais je n’ai aucun souvenir de l’article que j’ai écrit à l’époque à propos de Bernanos, ni de sa teneur, ni de son contexte. J’avais peut-être simplement réagi contre l’ostracisme primaire qui le frappait alors à l’A.F. tandis qu’à l’A.F. d’aujourd’hui à l’inverse on aurait peut-être trop tendance à lui attribuer, dans l’ordre politique, un crédit excessif. Sur le fond, je ne suis pas un spécialiste de Bernanos. Leclerc aurait bien plus à dire que moi. (Cf. son commentaire de ces jours-ci dans JSF). Dans son « Maurras et notre temps », Massis, de son côté, me paraît avoir écrit des pages vraiment intéressantes. J’ai quelques fois pensé à les reprendre dans JSF. Ce serait utile étant donné l’intérêt que Bernanos semble susciter en ce moment chez les jeunes d’A.F. Gérard Pol
Il est évident qu’il y a une certaine diversité des sensibilités et des visions du monde à l’Action Française. Maurras lui-même, malgré sa rigueur, est un carrefour d’expériences différentes. Deux limites subsistent face à ces contrastes qu’il serait vain de déplorer: la prédominance d’un des points de vue sur les autres au point de les « extirper », et l’imitation servile de Maurras y compris dans ses idiosyncrasies. Nous devons veiller à éviter l’un et l’autre écueil.
J’ai dû mal m’exprimer Gérard (Pol) : je voulais dire que, à propos du livre de Gérard (Leclerc) intitulé « Avec Bernanos », j’avais écrit une critique très favorable.
Une critique qui n’est pas « passée » ce qui n’avait pas une grande importance.
Et puisqu’il a été question, sous al plume de Gérard (Leclerc) vendredi dernier de son amusement d’avoir été qualifié par Debray de « royaliste bernanosien » je l’incitais à nous donner quelques éléments là-dessus…
J’ai compris maintenant et nous disions la même chose. Quiproquo réglé. C’est l’ami Leclerc qui est le mieux à même de traiter la question seulement suscitée par Debray. Trouvera-t-il le temps ? Nous verrons bien. Il m’a téléphoné après lecture du Debray. Je le rappellerai à mon tour. Gérard (Pol).