Par François Schwerer.
Il n’est ici question ni de religion ni de politique ou d’économie, mais d’histoire de la Marine française, en particulier dans le cours de la Grande Guerre. Il ne s’agit pas davantage d’une histoire exhaustive de la Marine française dans cette guerre, mais plutôt d’évocations de personnalités d’exception, d’épisodes, qui ont marqué le cours des événements. C’est-là un domaine malheureusement peu connu. D’où justement l’intérêt d’en traiter : pour nombre d’entre nous, ce sera une découverte. François Schwerer* a préparé et mis à jour, pour les lecteurs de Je Suis Français, une série de textes rédigés par ses soins. Nous les publions sous forme de suite, au fil des jours de cet été. Bonne lecture !
En mai 1896, il est nommé Second sur le croiseur Fabert sous les ordres du capitaine de frégate Forestier. Mais il est alors victime d’une crise de paludisme qui l’oblige à rentrer en France.
A ce moment, le commandant Forestier est celui de ses chefs qui le note de la façon la plus sévère au point, chose rare, que cette appréciation est désavouée par le chef de la division navale, le capitaine de vaisseau Le Dô. Le capitaine de frégate Forestier a écrit : « Je le crois inapte à exercer le commandement et à occuper des situations demandant du sang-froid et de l’initiative. Mon opinion est qu’il y aurait intérêt à le maintenir le plus longtemps possible dans les grades inférieurs. (…) Aussi malgré le vif regret que j’éprouve à ne pas demander de récompense pour l’officier en second du Fabert, après d’excellents services de seize mois d’une pénible campagne, je me vois dans l’obligation pénible de ne pas formuler de proposition de commandement en sa faveur, car j’estime qu’il n’y serait pas à sa place ». Avec diplomatie, mais avec fermeté, le capitaine de vaisseau Le Dô corrige : « Les notes du commandant Forestier me paraissent un peu dures. Monsieur Mortenol s’acquitte fort bien des fonctions qu’il occupe actuellement. J’ai pu m’en assurer lors d’une inspection générale. C’est un officier intelligent et très instruit ; il a malheureusement contre lui sa couleur qui rend sa position très délicate dans les débarquements hors de France. Je crois pour cette raison qu’il sera sage de ne pas lui confier de commandement au loin, mais je le propose pour un commandement sur les côtes de France ».
L’intervention du capitaine de vaisseau Le Dô a porté car, à la suite de ces deux notations, il est proposé au tableau d’avancement dans les termes suivants : « Mr le lieutenant de vaisseau Mortenol a rempli ses fonctions d’officier en second du Fabert [Photo] avec beaucoup d’intelligence, de tact et de savoir-faire. Malgré une campagne exceptionnellement dure et une navigation incessante, le bâtiment a toutefois été parfaitement tenu, au personnel et au matériel. Malgré les inconvénients que je trouve à confier un commandement à un officier de sa race, je le propose pour un torpilleur d’escadre ou un transport de France ».
Il est affecté à la défense mobile de Toulon dont il commande un groupe de torpilleurs, avant d’être désigné pour embarquer sur le navire-école de canonnage la Couronne. Le commandant de la défense mobile de Toulon, le capitaine de vaisseau Arden, constate le 25 juillet 1899 : « Très bon officier sous tous les rapports. On ne peut se dissimuler que la couleur de cet officier peut être une source de petits ennuis. Il y a là un préjugé avec lequel on ne peut s’empêcher de compter, et j’ai eu l’occasion de voir l’étonnement accompagné d’exclamations et de remarques des populations des ports voyant arriver un torpilleur commandé par un officier nègre ».
Le 19 juillet 1900, il prend le commandement de l’aviso à roues Alcyon à Libreville et participe au maintien de l’ordre le long du fleuve Ogooué. En fait, depuis que l’intervention française y a conduit à mettre un terme au commerce d’esclaves, les diverses ethnies qui vivent le long du fleuve se disputaient les nouveaux marchés d’ivoire, caoutchouc, ébène… Au début de sa mission, le gouverneur de la colonie, Albert Grodet, qui l’accepte mal, multiplie les incidents. Mais il doit se rendre à l’évidence : il a affaire à un homme d’exception.
Et, à la fin de son séjour au Gabon, c’est le ministre de la Marine lui-même, Gaston Doumergue, qui lui transmet les félicitations d’Albert Grodet, tandis que l’empereur Guillaume II lui confère l’Ordre de la Couronne de Prusse pour avoir secouru le Vatermann en perdition dans la baie de Cap Lopez le 13 septembre 1901. Au cours de cette campagne difficile, il a montré combien il était attentif aux hommes placés sous son commandement mais aussi combien il était ferme dans son action au service de la France.
Le 9 janvier 1903, on le retrouve, adjoint au Directeur des défenses sous-marines du 2ème arrondissement maritime à Brest. Le chef d’Etat-major de l’amiral, préfet maritime est alors le capitaine de frégate Paul Guépratte.
Nommé capitaine de frégate le 7 avril 1904, Camille Pelletan lui refuse l’accès à l’Ecole supérieure de Marine malgré les notes élogieuses du préfet maritime de Brest, l’amiral Gourdon – autre polytechnicien. Une question reste aujourd’hui en suspend : aux yeux du ministre était-il suspect à cause de la couleur de sa peau, à cause de l’école dont il était diplômé ou à cause de son attachement à la religion ? Certains historiens d’aujourd’hui prétendent que ce refus de Pelletan de l’autoriser à entrer à l’Ecole supérieure de Marine est directement à l’origine du fait qu’il n’a jamais été promu contre-amiral. Mais, le 11 octobre 1921, le journal L’Homme libre expliquait aussi que « la timidité excessive qui masque, chez lui, le savoir le plus étendu et la science la mieux ornée » avait pu jouer en sa défaveur. Le journal va peut-être à l’essentiel, mais on peut aussi se demander s’il s’agissait vraiment de timidité ou simplement d’humilité et de modestie.
Après un bref passage comme second sur le Bruix, le 1er janvier 1906, il est nommé second sur le cuirassé Redoutable, à Saïgon, dans l’escadre du contre-amiral de Marolles. En 1907, sur le Pistolet – contre-torpilleur qui atteint alors la vitesse très rare pour l’époque de 30 nœuds –, il commande la 2ème flottille des torpilleurs dans les mers de Chine. En 1908, il prend en plus le commandement de la 1ère flottille.
En 1909, il est à nouveau affecté à l’état-major de l’amiral de Marolles, devenu préfet maritime à Brest. Puis, le 4 juillet 1910, il devient Chef de la 2ème Section de l’État-Major du 2ème arrondissement maritime. Le 7 avril 1911, il est le Commandant de la Défense fixe de Cherbourg. Officier de la Légion d’Honneur le 12 juillet 1911, il est promu Capitaine de vaisseau le 7 décembre 1912, juste quelques semaines après le décès de son épouse. Ceci est important car si Camille Mortenol fut un brillant Officier de marine, ce fut aussi un vrai gentilhomme très respectueux de la gent féminine, ainsi qu’un mari aimant et fidèle. (À suivre, lundi 17 août) ■