Sur France inter, ce matin, Bernard Guetta a expliqué, avec réalisme, pourquoi « les marchés » sont inquiets, nerveux, au point de conduire -ou paraître conduire- l’Europe et le monde, au fond des différentes impasses de la crise que nous vivons.
Comment, d’ailleurs, ne seraient-ils pas inquiets ? A juste titre, l’abîme des dettes souveraines les effrayait, hier. Ce sont, aujourd’hui, les conséquences des plans d’austérité européens qui les effrayent. Mais comment réduire la dette sans comprimer les dépenses ? Et, d’un autre côté : comment éviter de tuer la « reprise », en organisant la rigueur ? Qui confierait ses économies à un créancier ainsi acculé de toutes parts ? Il n’est pas très sérieux de critiquer les marchés qui, après tout, ne font que leur métier. Les gouvernants non plus, car, trente ou quarante ans de laxisme budgétaire ne leur laissent, en vérité, plus guère de choix.
De Gaulle disait jadis à Peyrefitte qu’ « il ne faut jamais se laisser faire aux pattes ». Jolie expression de fauconnerie : les dirigeants actuels de nos démocraties idéologiques, en réalité purement électoralistes et court-termistes, sont aujourd’hui bel et bien « faits aux pattes ». Et les peuples, les épargnants, les familles, les contribuables, avec eux.
Il ne faut pas s’étonner que la Commission Trilatérale, dont traitait ici, hier, un intéressant commentaire de Sébasto, tente de réflechir entre « gens sérieux » aux remèdes qui pourraient guérir nos sociétés de leurs maux, pourtant apparemment incurables. Et, bien sûr, de vouloir infléchir leurs politiques, leur imposer leurs vues.
N’y voyons pas trop une « conspiration »: plutôt un refuge, ou ce qui se croit tel, dans la turbulence, au sens quasi éthymologique, de nos démocraties.
Ce que les têtes pensantes imaginent, en la circonstance, pour surmonter la crise, c’est tout simplement « plus d’Europe » et « plus de mondialisation ». C’est là qu’à notre avis, même si une Europe bien différente de celle qui existe nous semble tout à fait souhaitable, l’erreur des « sages » est pire encore que l’anarchie des peuples, des masses et des marchés.
C’est le propre de toute idéologie utopique que ne voir dans ses échecs que la conséquence d’une application incomplète de ses préceptes. C’était vrai pour le communisme. C’était vrai pour le libéralisme depuis la querelle Turgot-Terray au XVIII° siècle et c’est encore vrai aujourd’hui.
Si l’on pose en principe que le politique doit contrôler et réguler l’économique, on pourrait en déduire, à partir du moment où l’on se trouve en présence d’une économie planétaire, que c’est également au niveau mondial qu’il faut intervenir politiquement. En d’autres termes : dès lors que l’économie s’est mondialisée, le politique ne doit-il pas en faire autant ?
Mais on sait bien qu’un Etat mondial est une chimère, et que son instauration, aux modalités pour le moins nébuleuses, soulèverait plus de problèmes encore qu’elle ne permettrait d’en résoudre.
A l’inverse, faire croire que l’Etat national peut encore décider souverainement de l’ouverture ou de la fermeture de ses frontières aux flux financiers, faire croire qu’il est possible de reconstruire une société solidaire à l’abri de murailles qui isoleraient ses habitants du monde extérieur, n’est qu’une vision utopique .
Cher Sebasto, une fois n’est pas coutume, je vous trouve bien résigné. Maurice Allais a prouvé qu’il était possible de tourner le dos à la mondialisation, et que cette mondialisation conduisait, par sa logique même, à de cataclysmiques dislocations. Devons-nous les redouter ou nous en réjouir? C’est affaire de tempérament, je crois.
Primo, je ne crois pas qu’il ait jamais existé, depuis les temps les plus anciens, aucun Etat capable de « décider souverainement de l’ouverture ou de la fermeture de ses frontières aux flux financiers » ou d’isoler « ses habitants du monde extérieur ». L’Antiquité, notre Moyen-Âge, la Renaissance ne sont que voyages, échanges, circulation de marchandises, et, même, flux financiers. Pour financer leurs guerres et leur Etat, nos rois, eux-mêmes ont dû emprunter à l’étranger, s’y endetter. Voir, par exemple, Venise et Florence. Et, même les Etats du bloc soviétique, au temps du stalinisme, ont échangé avec l' »Occident ». Jamais les flux entre l’ex RDA et la RFA, n’ont été vraiment interrompus. Ce qui ne serait plus possible aujourd’hui ne l’était pas, non plus, hier. Ne croyons pas que notre époque a un grain de sel sur la queue !
Secundo, le poids des réalités géopolitiques de ce monde, superbement ignorées par l’idéologie politique, économique et financière des cinquantes dernières années, demeure, quoiqu’on ait pensé, un facteur infiniment plus déterminant que celui des idéologies et, en effet, la mondialisation qu’elles ont tendu à mettre en place, peut fort bien conduire – et, d’ailleurs, a déjà conduit – comme le dit Antiquus, « par sa logique même, à de cataclysmiques dislocations. »
Si le monde créé par cette politique nous paraissait valoir grand chose, il faudrait en pleurer. Si nous constatons, au contraire, sa médiocrité infrahumaine, probablement sans équivalent depuis au moins vingt-cinq siècles, je ne vois pas, pour ma part, ce que nous aurions, au fond, à redouter des dislocations que de nombreux signes, aujourd’hui, semblent annoncer.
A la question posée par Antiquus et Reboul : Le phénomène de la mondialisation est-il irréversible ? Sur le long terme, aucune réponse n’est possible : par définition, l’histoire est toujours ouverte.Mais pour l’heure — et très vraisemblablement pour les décennies qui viennent —, la mondialisation constitue de toute évidence le cadre de notre histoire présente.
Dans une telle perspective, il faut se garder de commettre un certain nombre d’erreurs. L’une d’elles serait de croire qu’il est encore possible d’échapper aux effets de la globalisation en se repliant sur soi, en en appelant au maintien des identités dans un sens purement ethnocentrique. La » logique du bunker » n’est plus viable aujourd’hui, précisément parce que nous sommes dans un monde où tout retentit sur tout. Se désintéresser de ce qui se passe ailleurs, en croyant que cela ne nous concerne pas, empêche de voir que précisément cela nous concerne.
Une seconde erreur consisterait à se placer dans une perspective d’arrièregarde, en se bornant à tenter de ralentir des dynamiques qui sont déjà en marche. Les mouvements de droite, depuis au moins un siècle, se sont fait une spécialité des combats perdus d’avance. Se lamenter sur la situation présente en regrettant le passé ne mène nulle part. On ne peut se battre qu’en sachant comment se configure aujourd’hui le champ de bataille — et comment il se configurera demain —, non en rêvant sur ce qu’il pourrait être ou en se souvenant de ce qu’il fut autrefois.
L’« Europe des États », l’« Europe des patries » ou l’« Europe des nations », sont des formules commodes pour masquer un refus fondamental de l’Europe.
Il en va de même d’une « nation européenne », qui reporterait au niveau supra-national toutes les tares propres à la logique unitaire de l’État-nation jacobin — et aussi d’un fédéralisme « par le haut » qui n’est trop souvent que l’alibi de l’hégémonisme. Seul le fédéralisme « par le bas », dit aussi fédéralisme intégral , fondé sur une application rigoureuse du principe de subsidiarité, peut permettre, en faisant partir la construction européenne du niveau communautaire, local et régional, de rejeter d’un même mouvement l’impuissance et le nivellement.
Analyse intéressant mais je pense quant à moi que c’est à la tête qu’ils sont faits et pas seulement aux pattes.De plus contrairement à ce qu’affirme l’auteur ces gens sont beaucoup mais certainement pas serieux,sortons les d’urgence.
Rien ne me paraît fonder l’affirmation selon laquelle « pour les décennies qui viennent, la mondialisation constitue de toute évidence le cadre de notre histoire présente ». En vérité, nous n’en savons rien et il y a, au contraire, de sérieuses raisons de penser que, dès lors que la prospérité s’en retire et que vient l’heure d’échéances tout à fait redoutables, l’on finira, y compris dans la sphère économique et industrielle, par « lui tourner le dos », selon l’expression qu’utilise Antiquus. Il n’est, d’ailleurs, pas sûr, que, dans les esprits, comme dans les politiques, y compris économiques et industrielles, le processus ne soit pas déjà entamé.
La rapidité des communications et des échanges à travers le monde et l’interdépendance qui en résulte, qui n’est d’ailleurs pas un phénomène tout à fait nouveau, n’ont, en effet, contrairement à l’opinion commune, à mon avis insuffisamment fondée, effacé ou aboli ni les identités ni les nations, ni les races, ni les religions, ni les écarts démographiques ou économiques, ni aucun des grands rapports de force entre peuples, Etats et continents … Sans parler des rapports de force purement militaires qu’il est, bien-sûr, malséant d’évoquer, mais à quoi, pourtant, les grands et moyens Etats consacrent, presque partout, d’énormes budgets, d’immenses efforts, en accroissement constant et, parfois, ces dernières années, dans des proportions considérables.
La mondialisation, au sens moderne est donc, avant tout, un déni de réalité. Elle n’a pas grand chose à voir avec le nombre et la richesse des échanges qui a toujours existé, dans le monde traditionnel. Lui tourner le dos, sans doute de façon progressive, au plan économique et industriel, comme politique, ne serait nullement assimilable au « repli sur soi » ou à une « logique du bunker ».
D’autre-part, la mondialisation, encore une fois, au sens actuel, ne se soucie pas essentiellement de l’Europe, en tant que telle, car son champ d’action est le monde et l’Europe pas plus que les Etats ou les nations, ne ressortissent de sa logique.
Enfin, le « principe de subsidiarité », sur quoi Sébasto voudrait fonder cette Europe construite « par le bas » qu’il appelle de ses vœux, me paraît en parfaite contradiction avec la logique de la mondialisation qui dénie toute réalité à ce que l’on appelait, dans un temps, les « corps intermédiaires » qu’elle méconnaît et, plus encore, qu’elle atomise …
Mon cher Reboul, la stratégie de rupture consiste à opposer le local au global, le très petit au très grand. Dans la postmodernité, les rapports de force ont changé de nature. Il y a encore cinquante ans, l’objectif de chaque puissance consistait à tenter de se doter de moyens aussi importants —et si possible plus importants — que ceux de la puissance adverse (l’« équilibre de la terreur » de l’époque de la guerre froide).
Aujourd’hui, les conflits se caractérisent plutôt par l’asymétrie des forces en présence, comme on a encore pu le voir, de manière spectaculaire, avec les attentats du 11 septembre. A l’époque postmoderne, il ne sert à rien de combattre frontalement la globalisation. Il est beaucoup plus important de créer des communautés autonomes, organisées localement sur la base d’objectifs communs et de valeurs partagées. Le déclin des Etats-nations libère les énergie à la base. Il favorise les possibilités d’action locale et, du même coup, la réapparition de la dimension politique du social. L’application à tous les niveaux du principe de subsidiarité, serait l’un des meilleurs moyens de porter remède au contenu actuel de la globalisation.
La seconde remarque a trait au niveau continental. Les Etats-nations deviennent de plus en plus incapables de faire face aux problèmes actuels, parce qu’ils sont désormais trop grands pour résoudre les difficultés quotidiennes et trop petits pour contrôler à eux seuls les situations globales. Cela montre la nécessité d’une réorganisation des peuples et des nations à l’échelle des continents. C’est en effet seulement à cette échelle qu’on peut espérer retrouver les possibilités de contrôle que les Etats isolés ont de toute évidence perdues.