PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro de samedi matin. Nous la publions ce lundi d’après weekend. La réflexion de Mathieu Bock-Côté apporte beaucoup d’eau à notre moulin et elle va très loin. Le fond des choses est dans cette affirmation disqualifiante pour ceux à qui le reproche s’adresse : « on dit République pour ne pas dire France ». Et l’on ne veut pas dire France parce que celle-ci n’a pas été construite, formée, dotée de substance, par la République. Mais par la monarchie et le catholicisme, ce qu’Eric Zemmour a tranquillement rappelé hier soir avec courage et lucidité à Alain Bauer, lors de cette sorte de plus grand cercle d’études d’Action Française de France qu’il anime le soir sur CNews. Nous ne chicanerons pas Mathieu Bock-Côté sur son éloge conclusif de la république en soi, régime admirable. Sans remonter à la république romaine qui le fut souvent, toutes les républiques ne sont pas nées de la Terreur, toutes ne sont pas nées du rejet de l’Histoire de leur peuple. Certaines l’ont inaugurée. Si l’on dit chez nous République pour ne pas parler de la France, c’est que, de fondation, la première n’existe que contre la seconde.
Blanquer : à l’école, il faut venir « habillé d’une façon républicaine »
Étonnante époque qui transforme les évidences, qui voit partout des provocations scandaleuses.
Depuis la nuit des temps, il allait de soi qu’une femme a des règles et qu’un homme n’en a pas. Il n’en est plus ainsi, comme l’a découvert ces derniers temps J.K. Rowling. Qui l’affirme maintenant se fera accuser de transphobie. De même, en France, rappeler aux élèves d’un lycée qu’ils ne devraient pas se présenter en classe avec la tenue qu’ils choisissent pour sortir en boîte de nuit vaut d’être accusé de propos sexistes. Ce mauvais sort a frappé Jean-Michel Blanquer, depuis quelques jours, pour avoir risqué cette évidence, de manière quelque peu ampoulée, il est vrai, en invitant la jeune génération à aller à l’école en « tenue républicaine ».
La formule fait sourire mais ouvre sur une polémique plus importante qu’il n’y paraît, dans l’usage que Blanquer fait du terme « républicain », qui devient le seul disponible pour désigner un comportement social recommandable au-delà des seules exigences du droit. On comprend ce que voulait dire le ministre, mais n’a néanmoins pas déclaré. On dit désormais républicain pour ne pas dire décence, tout comme on dit République pour ne pas parler de la France. Dans le lexique politique et médiatique, on ne connaît plus d’autre terme pour faire référence au monde commun, aux valeurs partagées, et même aux mœurs sur lesquelles s’appuyaient traditionnellement la vie sociale, au-delà de la diversité des partis et des préférences idéologiques. On pourrait presque parler d’un concept tout usage.
Il est aujourd’hui fréquent, en philosophie politique, de soutenir qu’une société repose sur une série de principes. L’angle mort de cette vision est pourtant évident. C’est dans la mesure où ces principes s’enracinent dans une culture qu’ils peuvent être revendiqués. Les droits présupposent une civilisation commune pour s’exercer, sans quoi, ils tendent à devenir autoréférentiel et s’emballent dans une logique qui en vient à désagréger la société en des milliers de désirs narcissiques qui s’absolutisent et qu’il devient criminel de contrarier. On pourrait parler des normes implicites sur lesquelles s’appuie une société, des évidences qui commandent la vie commune. Mais la conception dominante du contrat social s’est transformée. Aujourd’hui, elles doivent être explicitées intégralement au nom de la transparence.
Dès lors, la moindre norme qui autrefois s’imposait comme allant de soi passe désormais pour une contrainte discriminatoire. Il y a quelques années à peine, tous auraient compris comme allant de soi qu’un homme ne peut pas se tatouer intégralement au point de se donner l’apparence d’un zombie et espérer enseigner aux enfants. C’est la grandeur de la société libérale de tolérer l’excentricité, c’est le délire de l’égalitarisme postmoderne de vouloir redéfinir la norme à partir d’elle et même de s’y substituer. L’éthique de l’authenticité masque la volonté tyrannique de soumettre le monde à ses caprices en lui imposant ses codes. On notera que c’est aussi derrière cette éthique que s’avance l’islamisme en cherchant à légitimer le port du voile dans la logique de la société libérale alors qu’il porte en fait un programme ethno-religieux de conquête et de colonisation de l’espace public.
Une digue « républicaine »
D’ailleurs, contre ce dernier, on cherche aussi à poser une digue « républicaine », en utilisant ce terme à la manière d’une incantation abolissant la contradiction. Les vêtements doivent être républicains. Les amitiés doivent être républicaines. Viendra probablement le jour où on souhaitera une météo républicaine, comme si ce mot avait le pouvoir d’anoblir toutes les réalités auxquelles on l’accole, à la manière d’une divine étiquette. Mais j’y reviens, on dit République pour ne pas dire France, comme si la première s’était substituée à la seconde ou en représentait la seule part légitime. On ne parle plus d’un peuple, d’un pays, d’une civilisation, mais d’un régime politique qui se prend pour un projet philosophique et qui est devenu un mot passe-partout.
C’est la décence élémentaire qui devrait définir la tenue des lycéens. C’est le bon sens qui rappelle qu’on ne peut pas être en même temps zombie et instituteur. Et c’est au nom de la France qu’on devrait obliger l’islam à prendre pli européen. Quant au droit des femmes de porter une jupe dans la rue, ce n’est pas un droit républicain mais le droit des Françaises de ne pas vivre en étrangère dans leur propre pays et de ne pas craindre les voyous qui veulent les soumettre. La République est un régime politique admirable et une conception exigeante de la démocratie mais elle ne saurait remplacer le substrat culturel d’un peuple. Elle a pour vocation de le mettre en forme politiquement. Elle ne saurait toutefois être la réponse exclusive à la décomposition du monde commun. Certaines pudeurs de langage exaspèrent et rendent le monde incompréhensible. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).