PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro de samedi matin. Nous la publions ce mardi d’après weekend. Nous n’avons rien à y ajouter si ce n’est que le mode critique et conflictuel selon lequel nos sociétés réagissent à la pandémie nous semble provenir surtout de leur dislocation avancée et de la médiocrité de leurs élites comme de leurs institutions, en qui elles ont perdu toute confiance. Boutang disait que nous avons perdu nos raisons de vivre et de mourir. Ne reste que la volonté de survie. Réduction à une somme quasi nulle.
Comme si la technocratie sanitaire ne parvenait pas à se comprendre elle-même…
Depuis mercredi minuit, plusieurs millions de Québécois situés en «zone rouge» sont entrés dans ce qui ressemble à un nouveau cycle de confinement.
Pour casser la deuxième vague de la pandémie, le gouvernement québécois demande à la population un « sacrifice social » qui va bien au-delà du port généralisé du masque. Les mesures prises ont pour vocation de limiter le plus possible ce qu’on appelle « les contacts sociaux non-essentiels ».
Ainsi, si les commerces et les entreprises restent ouverts, les restaurants, les bars, les salles de spectacle et les musées seront fermés pour vingt-huit jours. Le milieu de la restauration, qui s’était adapté au contexte covidien en s’imposant des règles strictes de sécurité sanitaire, s’est montré critique de cette décision arbitraire, rien ne prouvant à ce jour que les restaurants soient des foyers d’éclosion. Concrètement, pour un mois, il n’y aura plus de soupapes sociales ou de lieux de socialisation résiduels.
Mais le gouvernement du Québec va encore plus loin en interdisant les rencontres dans les résidences privées. Il ne sera plus possible de recevoir quelqu’un chez soi, même dans son jardin ou sa cour – on explore encore toutefois la possibilité d’exceptions pour les personnes seules. Ces mesures très strictes reposent sur un appel généralisé à la délation, transformée en vertu civique exemplaire, chacun devant théoriquement surveiller son voisin, ce qui ne sera pas sans laisser des traces dans la psychologie collective.
Pour faire appliquer la loi, les policiers seront d’ailleurs dotés de « constats portatifs » et de télé-mandats, leur permettant d’intervenir dans les domiciles qu’ils soupçonnent d’abriter des rassemblements illégaux – par exemple, si quelqu’un reçoit chez lui un ami pour souper, il sera traité comme un délinquant. Les contrevenants recevront des amendes pouvant monter jusqu’à 1000 dollars. L’amitié pratiquée en cachette, à l’abri du regard de l’État, est transformée en acte dissident. Je précise qu’au moment d’écrire ceci, l’interprétation de ces règles tatillonnes censées encadrer la vie dans ses moindres détails ne cesse d’évoluer, comme si la technocratie sanitaire ne parvenait pas à se comprendre elle-même.
Il apparaît que pour les autorités sanitaires, les relations humaines ne relèvent pas de l’essentiel de l’existence, mais du domaine des coquetteries mondaines. L’homme peut s’en passer sans se priver de rien de vital. Tout cela, officiellement, durera 28 jours, même si les autorités reconnaissent déjà à demi-mot que cette période pourrait bien être reconduite. Et si la population se soumettra de bonne foi à ces exigences, plusieurs confessent un certain scepticisme. Car dans un mois, à moins d’un miracle, de la diffusion généralisée d’un vaccin ou de la découverte de médicaments efficaces, le virus sera toujours là, et ne cessera pas de nous hanter. Pour peu qu’on se déconfine un peu, il frappera encore.
Faudra-t-il maintenant vivre dans son terrier en réduisant la vie à un pur principe de conservation biologique ? À quel moment les exigences légitimes de la santé publique basculent-elles dans l’idéologie sanitaire, au nom d’une version hygiénique de l’existence, dominée par une conception fondamentaliste du principe de précaution ?
En temps pandémiques, est manifestement souverain celui qui décide de l’état d’exception sanitaire. Est souverain aussi celui qui a le monopole de la définition des relations sociales légitimes. Il se pourrait que les autorités de la santé publique soient désormais dans cette position. La tentation du micromanagement sanitaire s’impose. Elle était visible bien avant l’arrivée du Covid-19, à travers la multiplication des guides alimentaires et autres recommandations psychologiques et mentales rappelant les ligues de tempérance de jadis, mais s’exacerbe avec elle. La santé publique devient un élément central de la nouvelle morale commune, qui permet de réglementer la vie intime, comme on l’a vu quand les autorités sanitaires canadiennes ont cru devoir donner des consignes sur l’art de porter le masque au moment des relations sexuelles pour éviter que les amants ne participent à la diffusion du virus.
Le confinement à perpétuité sera-t-il notre destin à moyen terme ? Faudra-t-il vraiment, dans les temps à venir, vivre de confinements partiels en déconfinements conditionnels, sous un gouvernement de médecins rêvant de transformer les citoyens en patients vivant sous une cloche de verre, comme si l’aseptisation générale de l’existence était la condition de sa prolongation ? Entre l’insouciance coupable de certains écervelés qui banalisent le virus ou rêvent de l’embrasser pour s’en délivrer en négligeant la situation des populations vulnérables et la tentation de l’encasernement perpétuel, comment la vie reprendra-t-elle ses droits ? ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
Affolant, la révolte, c’est pour quand?