Point de vue (10/O1/11)
Sauvons l’hôtel de la Marine à Paris !
Quiconque éprouve encore un minimum de respect pour le passé national, pour les pierres chargées de symboles et d’une histoire qui touche tous les Français ne peut qu’être révulsé à l’idée que l’hôtel de la Marine, place de la Concorde, soit alloué le 17 janvier – demain ! – sans protestation aucune, affermé, disons le mot : aliéné à un groupe financier international, Alexandre Allard, pour, derrière la façade inchangée, en faire un Barnum commercial assorti de suites de luxe.
Que ce soit un ancien ministre de la culture, qui, devenu salarié d’un « rénovateur » d’hôtels, facilite auprès des politiques la réalisation juteuse d’un projet si évidemment contraire à l’intérêt général, cela lève le coeur.
Soyons nets et clairs : on peut comprendre que, grâce aux facilités juridiques qui, depuis juillet 2010, permettent la location par bail emphytéotique de trente, cinquante ou quatre-vingt-dix ans de domaines de l’Etat généralement classés, certaines rénovations puissent présenter des avantages, comme celle qui vient d’être annoncée à Versailles pour l’hôtel du Grand-Contrôle, à l’abandon depuis plusieurs années et qui va devenir, pour trente ans, un hôtel de charme de vingt-trois chambres. C’est du cas par cas.
Mais la place de la Concorde ! Mais l’hôtel de la Marine ! Indépendamment de sa situation sur la place la plus célèbre de France, en face de l’Assemblée nationale, indépendamment de la richesse de la décoration intérieure, de l’escalier de Soufflot et de la galerie des Amiraux, ce lieu est chargé des images historiques les plus lourdes qu’on puisse imaginer : au croisement de l’Ancien Régime et de la Révolution.
C’est là, dans cet hôtel construit par Gabriel et Soufflot pour Louis XV, et qui avait toujours appartenu à la Couronne, qu’ont eu lieu les premières émeutes populaires à la veille du 14 juillet 1789 ; là que s’était installé le secrétaire d’Etat à la Marine quand Louis XVI et le gouvernement avaient dû quitter Versailles à la fin de 1789, pour rejoindre les Tuileries.
C’est là que, devant cette façade aux magnifiques péristyles ironiquement dédiés à la magnificence et à la félicité publiques, Louis XVI et Marie-Antoinette, mais aussi tant d’autres acteurs célèbres ou anonymes de la Révolution, ont été guillotinés.
On veut faire une Maison de l’histoire de France parce que, paraît-il, la France perd sa mémoire. Mais on liquide en même temps une maison qui est, à sa manière, une leçon d’histoire de France. La France ne perd pas sa mémoire, elle la vend.
Les deux affaires sont, en réalité, plus étroitement liées qu’il n’y paraît. Car si Maison de l’histoire de France il doit y avoir, c’est là qu’elle devrait s’implanter, pas ailleurs. C’est pourquoi nous faisons appel à vous, Monsieur le Président, convaincus de n’être ici que les porte-parole d’une opinion silencieuse mais majoritaire.
Au nom même des principes supérieurs que vous invoquez souvent et dont vous êtes le garant, nous vous prions de prendre toutes les mesures d’urgence nécessaires pour arrêter ce qui ne peut apparaître que plus grave qu’un crime : une faute.
Régis Debray, écrivain ;
Alain Decaux ;
Jean-Noël Jeanneney ;
Jacques Le Goff ;
Pierre Nora (membre de l’Académie française) ;
Mona Ozouf et Michel Winock, historiens.
On peut supposer que cette supplique s’adresse au président de la république ?