PAR PIERRE BUILLY.
Angèle de Marcel Pagnol (1934).
Le trésor des filles perdues.
Le frère aîné de Marcel Pagnol, Maurice, est mort alors qu’il avait à peine plus de trois mois, en août 1894.
La chose n’était pas rare ; ce qui l’était davantage, c’est qu’il n’était né que quatre mois après le mariage de ses parents, Joseph et Augustine, si bien incarnés dans La gloire de mon père et Le château de ma mère par Philippe Caubère et Nathalie Roussel. Il ne faut pas être grand clerc pour concevoir que cette singularité, si exceptionnelle jadis, si banale aujourd’hui, a pu marquer son œuvre. Évidemment la Trilogie (Marius, Fanny, César) qui est entièrement orientée vers cet enfant né d’une nuit malencontreuse et qui pèsera tant sur le destin de toute une famille. Mais aussi La fille du puisatier. Et, naturellement Angèle. Et l’histoire de la fille perdue, ou en passe de l’être est aussi présente dans Regain et dans Naïs.
En d’autres termes, pour un homme qui collectionna, lui aussi, les naissances naturelles (trois enfants illégitimes avec Kitty Murphy, Orane Demazis, Yvonne Pouperon), ces thèmes là ne sont pas fortuits, mais bien presque obsessionnels. On pourra d’ailleurs, aujourd’hui, s’en étonner, puisque les naissances hors mariage et les recompositions de famille, jadis exceptions stigmatisantes et aujourd’hui normes à peu près admises, ont totalement changé de statut. N’empêche que pour qui a plus de 50 ans ces questions là ont été pesantes et même souvent angoissantes, introduisant dans les familles les pires dissensions.
C’est d’ailleurs peut-être ce qui limite de nos jours la portée d’un film comme Angèle, pourtant admirable de qualité et porté par d’admirables acteurs (même Orane Demazis est acceptable : c’est dire !). De jeunes spectateurs peuvent-ils imaginer qu’une fille, Angèle Barbaroux (Orane Demazis) qui a été séduite par les paroles sucrées d’un beau merle, Louis (Andrex), l’a suivi à Marseille et a été prostituée par lui et a eu un bébé d’on ne sait qui, soit, après son retour furtif dans sa famille, sévèrement emprisonnée par son père Clarius (Henri Poupon) qui refuse avant tout que le déshonneur de l’aventure repose sur sa lignée ?
L’honneur de la famille, l’angoisse du sang inconnu qui vient se mêler à celui qu’on connaît de longue date, la honte devant la rupture de tous les codes qui font tenir la société patriarcale étonnent aussi sûrement en 2019 que peuvent étonner tout ce que nous essayons de réduire à des questions économiques parce que nous ne comprenons pas : les dévouements, les croisades, les fidélités, les sacrifices que toute une famille acceptait pour renflouer un oncle ou un cousin qui avait fait de mauvaises affaires, César Birotteau qui se suicide parce qu’il a fait faillite. Je n’ai pas dit qu’on avait raison, ou raison sur tout, mais cette société là avait de la cohérence.
Angèle est adaptée d’un roman de Jean Giono, qui s’appelle Un de Baumaugnes et qui est, après Colline, le deuxième récit de l’écrivain édité. Récit de la Provence sèche, aride, plus grecque encore que latine, pays où la tragédie est omniprésente, où derrière chaque pierre sèche, il y a de la dureté et souvent un drame. Il faut vraiment ne la pas connaître pour l’imaginer comme une Côte d’Azur sans la mer : la terre est pauvre, les maisons isolées et les cœurs souvent secs.
C’est bien davantage celle de L’affaire Dominici que celle du Curé de Cucugnan. On y gagne sa vie avec parcimonie, on y couche à la dure, on est bien content d’avoir été recueilli, enfant de l’Assistance, par des maîtres qui vous exploitent sans qu’on ait mot à dire, mais qui vous aiment presque autant qu’un bon chien ou un bœuf patient. Il y a, pour l’autre une indifférence d’insecte (expression extraite de Notes sur l’affaire Dominici de Giono).
Tout cela est naturellement bien davantage dans Giono que dans Pagnol, qui enjolive, embellit, affadit un peu, qui donne à l’histoire un tour un peu plus romanesque, qui alloue au valet de ferme Saturnin (Fernandel) presque un rôle de deus ex machina, qui met trois gouttes de poivre dans la malheureuse aventure d’Angèle dans un bordel de Marseille, qui, en quelque sorte, déglace un peu la tragédie, y introduit un soupçon de mélodrame.
Ce n’est pas pour autant que ça manque de tenue et de qualité : perfection des acteurs, d’abord : quand Pagnol était aux commandes, il pouvait tenir Fernandel, en limiter les effusions, en canaliser les excès ; il pouvait faire donner à toute une troupe un ton, un allure, une qualité admirables : Édouard Delmont, Charles Blavette, Andrex n’ont jamais été mieux employés. Et Henri Poupon trouve évidemment là son meilleur rôle en père austère, obtus, buté, odieux, plein d’amour pour sa fille et tout autant coincé par vingt siècles d’enfermement intérieur ; peut-être est-il meilleur que Raimu, pour un rôle similaire dans La fille du puisatier…
Tragédie du vent qui secoue les plateaux, de la terre sèche, des cailloux qui brisent le soc des charrues, tragédie où la seule espérance est la perpétuation. Ou l’on n’a qu’un trésor : un verrat qui féconde avec abondance les truies du voisinage. Un monde qui existait encore il y a moins de cent ans. Un monde que plus personne ne peut comprendre. ■
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