(Article paru dans Politique Magazine n° 93 de février 2011).
Entre le risque d’explosion sociale en Chine et celui de l’effondrement monétaire aux États-Unis l’euro flotte au gré de décisions qui ne lui appartiennent pas.
Depuis le second semestre de l’année 2010, l’euro est ballotté au rythme des décisions américaines relatives au dollar et des difficultés rencontrées par les États du Sud de l’Europe pour refinancer leur dette sur les marchés financiers, quoique l’importance des dettes de ces États, eu égard à leur produit intérieur brut, n’est pas significativement plus élevée que celle de la France ou des États-Unis. La différence de traitement, face à des situations objectivement très voisines, s’explique par la marge de manœuvre dont disposent les fonds spéculatifs : elle leur permet de gagner quasiment à coup sûr de l’argent sur les mouvements qu’ils provoquent sur les économies des États sud-européens alors que pour les économies plus importantes les espérances de gain seraient pour l’instant moins élevées. Dans la mesure où les États ne peuvent plus continuer à s’endetter, ils sont contraints de diminuer leur train de vie et donc de limiter leurs importations.
A l’inverse, les fonds spéculatifs savent qu’à la technique d’Horace pour triompher des Curiace, ils peuvent ajouter la règle qui préside aux jeux électroniques modernes : chaque fois que l’on triomphe d’un ennemi, on s’empare de sa force. Demain, ils pourront donc s’attaquer à des économies plus puissantes, qui rapporteront encore plus.
De son côté, la politique américaine dite de « quantitative easing » cherche à faire baisser la valeur du dollar, notamment vis- à-vis des monnaies asiatiques et contribuer ainsi au ralentissement des exportations chinoises. Pris dans ce tourbillon, les pays de l’Union européenne sont acculés et, quoique président du G 20, Nicolas Sarkozy à lui tout seul aura du mal à faire plier la politique américaine. L’année 2011 s’annonce donc difficile pour l’ensemble des pays de l’Union européenne qui devront aller sur les marchés financiers pour renouveler les emprunts arrivant à échéance pour environ 900 milliards d’euros. Ils seront, sur ces marchés, en concurrence directe avec leurs banques nationales qui devront, quant à elles, faire face à quelque 400 milliards d’échéances de dettes et trouver en plus 260 milliards de fonds propres supplémentaires pour satisfaire aux obligations du Comité de Bâle. Autant dire que l’Union européenne n’a plus la maîtrise de la valeur de l’euro, ni même de sa politique économique.
Le jeu nippon
C’est dans ce contexte que l’on a appris, en début d’année que l’Europe pourrait désormais compter sur le soutien de la Chine et du Japon qui ont décidé de refinancer ses dettes. Les situations des ces deux pays n’étant pas les mêmes, leur décision n’est donc pas dictée par les mêmes motifs. Fondamentalement, si les deux pays disposent de liquidités, alors que la Chine n’est pas endettée, la dette du Japon est très largement supérieure à celle des Etats qu’il s’apprête à soutenir. Comment cela est-il possible ? Et surtout, pourquoi le font-ils ? Car si l’on comprend sans difficultés l’intérêt immédiat des États européens – à défaut de comprendre leur intérêt à long terme –, on ne peut en dire autant pour le Japon et la Chine. En réalité, les deux ne suivent pas la même stratégie, car leurs intérêts ne sont pas les mêmes.
Le Japon a décidé de financer la dette européenne en utilisant les euros dont il dispose. Il ne va donc ni augmenter, ni diminuer sa dette, laquelle est quasi intégralement financée par ses nationaux.
Il va se contenter d’utiliser les euros dont il dispose et qui contribuent à gager la valeur du Yen pour acheter des obligations d’États européens. Au mieux, il ne devrait donc pas y avoir dans les réserves de change de substitution entre les créances libellées en dollar et celles libellées en euro. Le Japon a cependant des difficultés du fait de la surévaluation du Yen, difficultés qui pèsent d’autant plus sur son économie que la vigueur de celle-ci repose essentiellement sur les exportations. Comment donc faire pour obtenir une baisse de valeur du Yen sans donner l’impression que l’on a déclenché une véritable guerre des monnaies, si ce n’est en achetant des titres dont on pense que leur valeur va se détériorer plus vite ? Paradoxalement, on peut imaginer que le Japon a pris une telle décision parce qu’il ne croit pas en la valeur de l’euro à long terme… tandis, qu’à court terme, sa décision contribue à maintenir élevé le cours de cette devise ce qui permet une dévaluation relative du Yen sans pour autant déclencher les hostilités avec les Américains. Il convient à ce propos de noter que le Japon a pris sa décision le lendemain de la visite de Nicolas Sarkozy à Barack Obama au cours de laquelle le président français avait plaidé pour une réforme du système monétaire international passant par « une diversification des devises de réserve ». Une façon comme une autre de lui montrer qu’il n’est pas le maître du jeu… Par la même occasion, et cela compte aussi beaucoup, sur le théâtre économique asiatique, le Japon ne laisse ainsi pas la place libre à la Chine.
Chine : des raisons précises
Le cas de la Chine est tout différent et, d’ailleurs, la Chine ne recourt pas aux mêmes moyens pour soutenir les Etats européens. Elle semble vouloir se placer dans une perspective à plus long terme tout en cherchant à éviter une explosion sociale interne à court terme.
Pour la Chine, les objectifs politiques fondamentaux peuvent donc être au nombre de cinq : sécuriser ses approvisionnements en matières premières et ressources alimentaires en évitant une baisse trop rapide et brutale de la valeur du dollar ; stériliser une partie des excédents commerciaux actuels pour éviter que l’inflation n’entraîne une explosion sociale ; profiter de sa suprématie commerciale pour rattraper son retard technologique et assurer son indépendance économique, car aujourd’hui, plus de 50 % de ses exportations proviennent d’entreprises à capitaux étrangers et utilisent des technologies étrangères ; diversifier les contreparties de sa masse monétaire de façon à se préparer à faire face, demain, à un risque d’effondrement du dollar ; plus fondamentalement, essayer de détendre un peu les liens qui font étroitement dépendre la production chinoise du seul appétit des consommateurs américains. C’est pourquoi Antoine Brunet remarque que « à chaque fois que la Chine arrive en sauveur, c’est en échange de lourdes contreparties dont aucun responsable politique ne perçoit véritablement la portée. (…) Elle exige des pays auxquels elle prête qu’ils ne s’associent pas aux exigences de réévaluation du Yuan des Etats-Unis, qu’ils se déclarent hostiles à tout protectionnisme douanier, qu’ils la laissent acheter des actifs stratégiques en Europe, ainsi que des infrastructures, comme le port du Pirée ou l’aéroport de Châteauroux » (La Tribune, 4 janvier 2011). Subsidiairement, la Chine vient d’envoyer un message fort aux États-Unis en faisant précéder le voyage à Washington du président Hu Jintao de la révélation de leur avion furtif.
Pékin n’autorise plus les entreprises étrangères à investir comme elles l’entendent en Chine ; il faut, pour celles qui s’y risquent, obtenir d’une part une licence et d’autre part un quota d’investissement. Il faut par la suite respecter les règlements tatillons de l’administration chinoise. La Chine n’a pas à sacrifier la recherche de capitaux à la logique industrielle et elle en profite. Les industriels chinois ne disposent pas de la même indépendance que les industriels européens : dans le vieux monde, un investisseur n’est préoccupé que de la rentabilité des capitaux qu’il investit, à l’exclusion de toute autre considération. En Chine, aucun investissement ne se fait sans prendre en compte la dimension politique du projet ; aucune entreprise ne peut suivre un intérêt individuel qui mettrait en cause, immédiatement ou à terme, l’intérêt politique du pays. C’est que, comme vient de le rappeler Henry Kissinger, si les Américains ont toujours comme objectif premier de résoudre au plus vite des problèmes quels qu’ils soient, les Chinois ne cherchent qu’à « gérer des contradictions » dont ils savent qu’elles ne seront jamais totalement résolues. Cela leur donne une autre vision du temps.
L’oncle sam en action
Alors que les Chinois soutiennent l’euro parce que cela leur paraît un moindre mal dans la conjoncture actuelle, sans pour autant les obliger à sacrifier quoi que ce soit de l’avenir, les États-Unis approuvent, car, à court terme, ils évitent de voir les Chinois laisser monter les taux d’intérêt au risque d’exporter leur inflation. C’est, dans cet esprit que lors de la visite du président Hu Jintao de nombreux contrats « ont été signés » entre les Chinois et les Américains. Pour les Chinois, cela leur permet d’utiliser des dollars dont la valeur n’est plus assurée dans le temps et qui est actuellement facteur d’inflation, contre des biens réels alors que, pour le président Obama, cela permet de calmer une opinion publique qui reproche aux Chinois de voler l’emploi des Américains. Par la même occasion, cela permet à Boeing de prendre un nouvel avantage sur son rival européen, Airbus.
Pour autant, cela ne change pas fondamentalement la donne puisque, d’une part, certains contrats étaient déjà acquis depuis un certain temps et, d’autre part, leur montant total de 45 milliards de dollars ne représente qu’un peu plus de 15 % du déficit commercial américain vis-à-vis de la Chine.
Entre le risque d’explosion sociale en Chine et celui de l’effondrement monétaire aux Etats-Unis l’euro flotte au gré de décisions qui ne lui appartiennent pas. Tim Geithner avait bien prévenu le monde, juste avant l’arrivée sur le sol américain du président chinois : pour lui, il s’agit aussi d’équilibrer le jeu au profit des « entreprises américaines qui sont en concurrence avec les sociétés chinoises en Chine, aux États-Unis et dans le reste du monde ». Les entreprises européennes ne comptent déjà plus.
En soutenant l’Europe, les Chinois donnent simplement un peu de répit à l’industrie allemande dont ils sont encore tributaires. À ce jour, ils ont encore besoin d’acheter à l’Allemagne les machines-outils qui leur permettent d’inonder de leurs produits les marchés européen et américain. Cette politique durera tant qu’ils ne maîtriseront pas totalement la technologie allemande. Après ? Il n’est pas évident qu’avec la « guerre des monnaies » contre la Chine, le président Obama réussisse ce que le président Reagan avait réussi avec la « guerre des étoiles » contre l’URSS. ■
1 Selon le théorème de Triffin, tout pays émetteur d’une monnaie de réserve est tenté d’inonder le monde de liquidités – du fait de la demande constante du reste du monde – jusqu’à ce que sa monnaie ait perdu toute valeur.
Il est nécessaire de rappeler que l’Union Européenne est la première puissance économique mondiale avec, en 2010, un PIB de 16,1 milliards de dollars représentant 26% du PIB mondial, par rapport aux Etats Unis qui n’en représentent que 23,5%.
L’anti-européisme primaire ça suffit.
supériorité qui sera rapidement remise enquestion par le déficit commercial de certains pays comme le notre qui, enréalité, s’appauvrissent. L’endettement des etats est un autre facteur de fragilité.
Qu’est-ce donc que l’anti-européisme dont parle Thulé ? S’il consiste à nier, à rejeter toute idée européenne, il est nécessairement primaire. Tout au long de son histoire, l’Europe a toujours eu conscience d’une certaine communauté d’identité et, sous diverses formes, elle a toujours rêvé à son unité. Y compris à son unité politique. Mais sur ce plan, et, sans doute pour de redoutables et sérieuses raisons, elle a toujours, au moins jusqu’à présent, échoué.
Un certain européisme, primaire aussi, consiste à ignorer les réalités qui font que l’unité politique de l’Europe n’a jamais pu être réalisée et à vouloir la faire autoritairement, d’ailleurs au mépris et contre le sentiment profond des peuples, sous une forme technocratique ou juridique, comme si une commission, un parlement, des armées de fonctionnaires, ou même des textes, des règemets et des traités, avaient vraiment le pouvoir de gommer des différences et d’harmoniser par des diktats des intérêts, des pratiques, des façons d’être qui divergent et s’opposent profondément depuis des siècles … D’ailleurs au risque de se suicider, comme Valéry l’avait superbement noté, au lendemain de la première guerre mondiale.
L’Union Européenne n’est pas la première puissance économique mondiale et les PIB des 27 Etats qui la composent ne s’additionnent, en réalité, pour aucun acteur économique sérieux, de par le monde, tout simplement parce que, à l’inverse des Etats-Unis ou de la Chine, elle n’est pas une puissance. Or, il n’y a pas de puissance, y compris économique, qui ne soit politique et il n’y a pas de puissance politique ou autre sans souveraineté.
Bien entendu, compte-tenu des actuels rapports de force, dans les différentes régions du monde, les nations européennes auraient de fortes raisons de chercher, avec réalisme, à faire, autant qu’il serait possible, leur unité.
A mon avis, nul ne peut prévoir ce qui de la divergence des peuples et des intérêts ou des raisons qui militent pour la recherche de l’unité l’emportera un jour…
Le nationaliste Maurras ne refusait nullement l’idée européenne. A qui l’interrogeait, sa réponse était : « L’Europe, faites la, mais ne faites pas comme si c’était fait ».
Faire comme si l’Europe était faite, c’est, en fait, la politique qui a été menée depuis des décenniies; et ce que l’on comprend, aujourd’hui, parce que c’est à quoi l’on assiste, c’est que c’était, que c’est toujours, le moyen infaillible de la faire échouer.
» Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France « , disait de Gaulle au début de ses Mémoires de guerre. Peut-on aujourd’hui s’entendre sur une certaine idée de l’Europe ? Peut-on donner à ce terme, un contenu qui suffise à montrer aux Européens ce qui leur est commun et leur permette d’ébaucher les grandes lignes de leur destin ?
Au-delà de la prodigieuse diversité des hommes, des cultures, des périodes historiques, peut-on fonder sur quelque chose un sentiment européen ? Il y a en fait bien des façons de parler de l’Europe, selon l’idée qu’on s’en fait précisément, mais on peut au moins chercher un fil conducteur.
L’analyse de François RELOUJAC est toujours aussi
intéressante et pertinente, mais plutôt que de nous dire :
» L’année 2011 s’annonce donc difficile pour l’ensemble des
pays de l’Union européenne qui devront aller sur les
marchés financiers pour renouveler les emprunts
arrivant à échéance pour environ 900 milliards d’euros.
Autant dire que l’Union européenne n’a plus la maîtrise
de la valeur de l’euro, ni même de sa politique
économique. « ,
comme si cela était une fatalité, nous aimerions entendre
ce qu’il propose pour la France afin de faire face à cette
situation (euro monnaie commune plutôt que monnaie
unique, avec réintroduction des monnaies nationales ?
changement de statut de la B.C.E. sur le mode de la F.E.D.
?, abrogation de la loi du 3 janvier 1973, avant laquelle la
Banque de France avait le droit d’émettre du crédit à très
bas taux d’intérêt, afin de financer les besoins de l’Etat et
d’investir dans les projets d’avenir sans être obligée de
recourir aux marchés ? etc…
TOUJOURS PAS D’ARTICLE DE FRANCOIS RELOUJAC SUR
SES SOLUTIONS A MOINS D’AVOIR RATE UN EPISODE
QUELQU’UN SAIT-IL CE QU’IL PROPOSE ?
DC voudrait des propositions. Au delà de la pertinence des analyses, en effet de grande qualité.
Ce ne semble pas être, pour l’instant, l’objet des articles de François Reloujac.
Néanmoins, sans prétendre répondre à sa place, il me semble qu’en contre-point des dites analyses se dégagent sinon des propositions, du moins les contours en creux d’une politique différente de celle qui est menée.
Et, à mon sens, je ne dirai pas qu’elle concorderait, en tous points de détail, avec la politique que DC expose, mais dans leur généralité, dans leur esprit, j’ai le sentiment qu’elle serait de même nature.