Ces rubriques de JSF (Dans la presse et Sur la toile) sont destinées à ne pas nous satisfaire de l’entre-soi. A être familiers des analyses et de la pensée de ceux qui nous entourent, parfois très proches, parfois adversaires. Nous nous y enrichissons et souvent nous créons par là des contacts qui portent leurs fruits. Car nos idées, nos articles, aussi séduisent, bien au-delà de nos cercles. Ainsi, d’ailleurs de Zemmour lui-même, à l’évidence. Parfois plus – ou mieux – Action Française que nous ! Mais pas tout à fait tout de même.
Zemmour confronte ici l’idéologie droit-de-l’hommiste de Pierre Rosanvallon à l’émergence d’un courant populiste puissant – en France comme ailleurs. [Figaro du 8.01). Zemmour analyse le dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon, une étude fouillée et argumentée du populisme par le pape du politiquement correct. Et c’est évidemment très intéressant. JSF
Il faut imaginer un Pierre Rosanvallon humble. Un Pierre Rosanvallon reconnaissant ses erreurs passées et ses limites. Analysant avec finesse et mesure la nature, l’histoire d’un phénomène populiste qu’il dénonce et combat.
Notre professeur au collège de France connaît son sujet. Il reconnaît avec une rare objectivité que le « populisme » est jeté comme une insulte dans certains milieux de la même façon que « démocrate » le fut aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Ou encore que les arguments lancés contre le référendum après le Brexit ressemblent mot pour mot aux « éléments de langage » utilisés au XIXe par les libéraux contre le suffrage universel.
Rosanvallon fait avec raison de Napoléon III le père de tous les populistes. « L’homme-peuple » qui rétablit le suffrage universel et abolit l’interdiction des syndicats énoncée par la Révolution. Rosanvallon lui reconnaît honnêtement ses mérites mais dénonce son « illibéralisme » qui le pousse à interdire les partis politiques et à limiter la liberté de la presse. Notre professeur oublie seulement de dire que c’est le renoncement à cet « illibéralisme » originel qui va causer sa perte. À partir des années 1860, et l’émergence de ce qu’on appellera « l’empire libéral », la presse libre va devenir l’agent d’influence des unités italiennes et allemandes (Cavour et Bismarck corrompaient d’abondance journaux et journalistes) tandis que les députés de gauche « républicains », de plus en plus nombreux, empêcheront le vote des lois militaires qui auraient permis d’affronter l’armée prussienne qui devait en 1870 vaincre la France et emporter le régime. De même, pourrait-on dire aujourd’hui que les grands médias télévisés n’ont pas une influence politique et qu’ils ne déversent pas, pour la plupart, ce discours « politiquement correct », mondialiste et antipopuliste qui rejoint celui de Pierre Rosanvallon ?
Mais continuons à remonter le temps. Le deuxième moment populiste se situe en 1890, au cœur de la première « mondialisation ». Maurice Barrès publie un pamphlet, Contre les étrangers, où la préférence nationale est liée à une philosophie de la solidarité et de l’égalité. Nous sommes là aussi au cœur de notre époque. Frontières ou pas ? Préférence nationale ou pas ? Libéralisme ou social ? Monde ou nation ? Une fois encore, la vision de Rosanvallon est borgne. Il ne veut pas voir qu’il n’y a pas d’État providence sans préférence nationale. Et que la fermeture de l’immigration en France, comme aux États-Unis, a permis à l’époque une assimilation en douceur des étrangers venus d’Italie et de Pologne.
Le passage par le populisme sud-américain est beaucoup moins probant. La structure latifundiaire de ces économies et la soumission au capital nord-américain donnent des couleurs à leur populisme qui ne sont pas les nôtres. Mais Rosanvallon érige le Sud-Américain Ernesto Laclau et son élève Chantal Mouffe en adversaires privilégiés comme Macron fit de Mélenchon, au début de son mandat, son opposant à sa majesté. C’est la même tactique : le populisme est réduit à son versant de gauche, pour mieux être caricaturé en une opposition simpliste entre les 99 % de la population et les fameux 1 % les plus riches. Rosanvallon peut alors se payer le luxe d’expliquer que la situation est plus complexe, qu’elle ressemble davantage à un « triangle » où « le clivage avec le 1 % des riches » est complété par une opposition avec le monde des « assistés ».
Les enfants diraient que dans sa quête du populisme Rosanvallon brûle, mais il retire sa main très vite du brasier. Il évoque les immigrés, mais ne creuse pas. Il comprend que l’économie est secondaire, mais ne veut pas approfondir la question existentielle que pose le populisme : le cri des peuples européens qui ne veulent pas mourir. Le sentiment tragique des classes populaires de se sentir étrangères dans leur propre pays. Rosanvallon ne voit pas cette question, car il considère que ce peuple-un des populistes n’existe pas. En tout cas, qu’il ne doit pas exister. Qu’il doit être remplacé par une société des individus, régie par la jurisprudence des Cours constitutionnelles. Il ne cesse de louer le pouvoir judiciaire indépendant. Mais indépendant de quoi ? Du pouvoir politique qui a, lui, la légitimité du suffrage universel ? De la volonté de ce peuple français au nom de qui il est censé juger ? Mais pas indépendant de son idéologie progressiste et victimaire, ni de ses engagements politiques, syndicaux, ni de son entre-soi sociologique, ni de ses préjugés de classe et de caste allant parfois jusqu’au sectarisme.
Exactement comme le grand intellectuel Pierre Rosanvallon. Qui se ressemble s’assemble. Pour lui, la démocratie a une double face, le suffrage du peuple et les décisions des juges. Deux faces équivalentes en dignité et en légitimité démocratique. Il y a le « peuple-suffrage » et le « peuple-principe ». Avec un génie de sophiste, Rosanvallon nous explique que le « peuple-suffrage » est dans « l’immédiateté » et le « peuple-principe » dans « le temps long ». Que la démocratie est enrichie par les cours constitutionnelles alors que tout le travail de celles-ci, au nom de l’État de droit, est justement de contenir, corseter, endiguer et refouler la volonté populaire. Dans une étude récente publiée par Res Publica, l’ambassadeur et ancien patron de la DGSE, Pierre Brochand, décrit avec un brio époustouflant comment cette « société des individus » a saccagé l’État-nation démocratique et républicain, pour le plus grand profit d’une société « archaïque », enclavée dans nos banlieues, reposant sur le dogme religieux et la force clanique des liens familiaux.
Mais Rosanvallon refuse de voir cette réalité et reste délibérément dans sa tour d’ivoire : « Le sujet de droit est l’homme le plus concret qui soit (…) loin de renvoyer à une abstraction, c’est lui qui donne dorénavant le plus visiblement chair à l’idée de communauté politique (…). C’est le sacre juridique de l’individu qui conduit à rejeter comme archaïque et insupportable toute appréhension substantielle du social. » On ne peut mieux dire l’antinomie entre ce libéralisme et le social, entre cette société des individus et le peuple-nation, entre le sacre des individus et la démocratie. Il faudra donc agir, comme l’ont déjà fait d’autres peuples européens à l’est du continent : désacraliser l’individu-roi comme on a jadis désacralisé le Roi, ou plus récemment la classe ouvrière, pour reconstituer le peuple, la nation, et la solidarité sociale. Ou y renoncer définitivement. ■
Pierre Rosanvallon, Seuil, 27O p., 22€
Cette « société archaïque des banlieues » décrite par M. BROCHAND est précisément l’antinomie de celle du citoyen sacré de M. ROSANVALLON : « Le droit de suffrage produit la société elle-même : c’est l’équivalence entre les individus qui constitue le rapport social. C’est un droit « constructif ». Le suffrage universel achève, en ce sens, le mouvement de laïcisation du monde occidental. Avec lui s’opère la séparation définitive et complète avec l’organicisme social, et s’ouvre véritablement l’âge de l’individu. »
Pierre ROSANVALLON, Le sacre du citoyen, Gallimard. 1992
Quelle aveuglement de l’intellectuel, trois années après l’affaire de Creil où pointait déjà le communautarisme musulman. Trop heureux d’avoir « réglé son compte » au catholicisme, il croyait que « l’impératif d’inclusion » était réalisé par l’abandon des « vieilles superstitions » et le repli de la paysannerie (allusion aux scores réalisés par les plébiscites de Napoléon III, y compris à la fin de l’Empire). Erreur fatale.
Il n’est pourtant pas sûr qu’il brûle autant qu’Eric ZEMMOUR ne le souhaite, les idées fausses ont la vie dure, il a son âge, et sa réputation.
Sa conversion sera rude.