PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette chronique est parue dans Le Figaro du 24.01. Sur le fond, l’accord est parfait, évident, la critique que dresse Bock-Côté de la postmodernité avancée est sans faille ni concession. Une remarque cependant : à quoi bon et même à quoi rime d’en appeler à une controverse civilisée dès lors que s’y oppose un blocage irréductible et radical s’agissant – entre bien d’autres – des sujets fondamentaux dont il est ici question ? Mathieu Bock-Côté le sait mieux que personne. Notre avis est qu’en l’occurrence, pour le dire comme les enfants, il fait semblant. Une certaine liberté de parole sera laissée limitativement à quelques-uns. Pas la liberté d’agir sur les leviers de commande qui servent, quoiqu’il en soit de ce qu’exprimeront quelques-uns, à conditionner l’opinion dans son ensemble. JSF
Pour Aristote, déjà, la prudence était la vertu politique la plus importante.
Le 19 janvier, plusieurs dizaines de milliers de manifestants se rassemblaient à Paris pour témoigner de leur opposition à l’extension de la PMA et de la GPA.
Le traitement médiatique, globalement, a été sans surprise : conservateurs, réactionnaires, déphasés et dépassés, ils défilaient contre les exigences du progrès. Comment ne pas s’enthousiasmer pour notre temps et la vision qu’il nous propose de l’émancipation ? Telle est la question que se posent les thuriféraires de la modernité avancée, trop heureux de faire tomber ce qu’ils assimilent aux tabous hérités d’un monde vétuste.
Devant des hommes et des femmes qui se mobilisent pour une autre vision du monde, ils basculent entre la perplexité et la haine. On devine qu’au fond d’eux-mêmes, les manifestants savent bien qu’ils ne feront pas reculer le gouvernement. Le macronisme est un progressisme obstiné. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont pris la rue. Comment comprendre dès lors leur mobilisation ? S’agissait-il d’un simple témoignage ? Plutôt qu’un baroud d’honneur, on peut et doit y voir une protestation politique et philosophique contre l’idée voulant que l’extension de la logique des « droits » à tous les domaines de l’existence serait la simple expression du « sens de l’histoire », et qu’il serait insensé de s’y opposer. On pourrait parler de fondamentalisme de la modernité, qui tend à abolir tout ce qui ne relève pas de sa dynamique.
C’est notre idée de la démocratie qui s’en trouve appauvrie. Le débat public ne met plus en scène des perspectives contradictoires, qui méritent également d’être entendues, dans la mesure où elles traduisent des aspirations légitimes de l’âme humaine. On le transforme plutôt en exercice pédagogique sermonneur où ceux qui savent doivent faire la leçon à ceux qui ne savent pas encore, et peuvent se montrer intraitables envers ceux qui s’entêtent à ne pas comprendre. Chaque débat a ainsi pour fonction de « faire progresser les mentalités » pour que puisse s’imposer ensuite la « prochaine étape » du progrès. Les réformes sociétales sont immédiatement converties en conquêtes de droits fondamentaux qu’il serait scandaleux d’oser même reconsidérer par la suite. L’incertitude n’est pas admise : elle ne serait rien d’autre que la trace du vieux monde dans le nouveau.
Aristote nous l’avait pourtant enseigné : la prudence est la vertu politique la plus importante. Elle manque terriblement à une époque qui s’enthousiasme de son propre mouvement. On ne souligne pas assez l’incroyable rapidité de la présente révolution anthropologique. En moins d’une décennie, des évidences que nul n’aurait jamais osé contester ont été transformées en provocations réactionnaires. Qui ose rappeler aujourd’hui que le père et la mère représentent des catégories symboliques irréductibles et ne sauraient d’aucune manière être effacés juridiquement ou administrativement devient vite un suspect idéologique. Il faut dire que notre civilisation est celle qui croit abolir le masculin et le féminin au nom de la fluidité identitaire et qui prétend même le faire au nom de la science. Les pires délires aiment se grimer en théories sophistiquées. C’est probablement parce qu’ils en sont conscients que bien des responsables politiques, à droite, se montrent assez discrets dans cette histoire. Ils savent qu’une position jugée modérément conservatrice aujourd’hui sera demain assimilée à la droite la plus rétrograde et qu’ils devront d’une manière ou d’une autre se renier pour conserver leur place dans l’espace public. Dès lors, ils se font discrets, dans l’espoir qu’on ne les remarque pas. Ils se contentent du service minimum. Ils évoluent dans un environnement fondamentalement défavorable au conservatisme. Qu’il y ait une gauche hostile aux différentes entreprises de déconstruction anthropologique ne change pas grand-chose à l’affaire : tôt ou tard, elle sera « infréquentabilisée », comme Sylviane Agacinski en a fait l’expérience.
On en revient alors aux manifestants qui, essentiellement, réclament que les questions bioéthiques soient réintégrées dans la conversation démocratique. Quoi qu’on pense de leur combat, qu’on l’approuve, qu’on le critique ou qu’on le nuance, ils rappellent qu’à travers les réformes sociétales qui s’accumulent, se multiplient, c’est une nouvelle conception de l’humanité qui s’impose. Ils rappellent aussi que l’humanité n’est pas d’une plasticité absolue et que le fantasme de sa fabrication en laboratoire, délivrée pour de bon du principe de filiation, relève de l’hubris. À tout le moins, il devrait être possible d’aborder ces questions dans la vie publique, sans la réduire à un épisode où s’affronteraient admirables progressistes et détestables réactionnaires. Au « sens de l’histoire », il importe de répondre par celui de la controverse civilisée. ■
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).