Quelques semaines après le séisme et le tsunami qui ont endommagé le site nucléaire de Fukushima, les médias ont commencé à se préoccuper des conséquences économiques de cette catastrophe.
Dans leurs prédictions, les médias se réfèrent toujours aux chiffres bruts que les agences de notation scrutent en permanence.
Ils négligent cependant trois éléments importants : l’enchaînement dans le temps, les relations entre le monde financier et l’économie réelle et, enfin, ce qu’on appelle la « mondialisation ».
Si l’inquiétude est réelle quant à la catastrophe qui a frappé le Japon, c’est parce que ce pays compte parmi les premiers pays producteurs du monde (le troisième après les États-Unis et la Chine) et que, consommant peu, il est aussi l’un des tout premiers créanciers des États-Unis et de l’Europe (avec la Chine). Pourtant, la zone sinistrée n’est à l’origine que d’à peine 8 % du produit intérieur brut japonais. Aussi, même définitivement stérilisée, elle ne priverait directement le monde que d’un peu moins de 0,5 % de la production mondiale. Certains économistes en ont donc déduit que l’incidence de cette catastrophe serait inférieure à celle du séisme qui frappa Kobé en 1995 et que la reconstruction contribuera à doper l’économie mondiale comme ce fut le cas il y a une quinzaine d’années.
Un scénario moins optimiste ?
Il est cependant permis de craindre un scénario moins optimiste.
Depuis cette époque, la mondialisation a poursuivi sa progression poussant à une intégration de plus en plus forte de toute production, à une circulation de plus en plus dense de pièces détachées de toutes sortes et à une diminution de plus en plus drastique des stocks intermédiaires. Il s’agit de produire toujours plus à moindre prix. Dans cette véritable guerre économique, le Japon a misé sur ce qui constitue son atout majeur : les composants électroniques et les plaquettes de silicium qui sont indispensables à leur fabrication. Mais, en voulant conserver leur avance technologique dans ce domaine, ils ont « exporté » là où la main-d’œuvre est moins onéreuse le montage de ces composants dans les produits finis vendus aux consommateurs. Poussant cette logique à l’extrême, ils ont aussi spécialisé leurs usines : au nord, la production des composants électroniques, au sud, leur intégration dans les ordinateurs de bord des voiture Toyota ou Nissan, dans les batteries pour ordinateur portable.
« …Mais deux nouveaux facteurs entrent en jeu : le vieillissemnt de la population… »
Ainsi, la côte pacifique de Tohoku était spécialisée dans la production de ces composants électroniques – même si tous les composants électroniques japonais ne venaient pas de cette région et même si on produisait aussi autre chose dans cette région. Ces composants sont aujourd’hui présents dans tous nos outils et ustensiles dont l’usage est quotidien : ordinateurs, téléphones, voitures automobiles, chaudières domestiques, matériel électroménager, etc. Ces produits, même s’ils sont réputés être fabriqués en Chine ou en Corée, en Pologne ou en Hongrie, en Argentine ou au Pérou, sont tributaires des composants électroniques dont près de 80 % proviennent du Japon, et notamment de la zone sinistrée. Pour obtenir le prix de revient le plus faible possible – alors que les coûts des composants doivent déjà être augmentés des frais de transport – les entreprises qui les assemblent travaillent à flux tendus, c’est-à-dire sans stock.
Aussitôt arrivés, les composants sont montés et le produit fini vendu. En valeur, les composants électroniques en provenance de la zone sinistrée ne représentent pas un montant extraordinaire, mais ils sont incontournables et vont manquer un certain temps. En effet, si toutes les usines n’ont pas été détruites, les voies de communication et les sources d’approvisionnement en énergie ont été gravement endommagées. Si des entreprises comme Toyota ou Sony ont annoncé qu’elles fermaient aussi leurs usines de Tokyo et même du sud de l’archipel, c’est parce que, les axes de communication étant coupés, elles ne pouvaient plus acheminer les composants électroniques depuis le nord et qu’elles n’avaient pas sur place de stock d’avance. Cependant, la question des axes de communication n’est pas la seule difficulté qu’il va falloir surmonter pour rétablir un niveau normal de production.
Car ce n’est pas parce que le monde entier a les yeux rivés sur la centrale nucléaire de Fukushima, que le Japon est dépendant de cette seule source d’énergie. L’électricité d’origine nucléaire ne représente qu’à peine un tiers de l’électricité consommée au Japon. Le reste est produit à partir des centrales thermiques, qu’elles soient alimentées par le gaz naturel dont le Japon était le premier importateur jusqu’au tsunami ou par le pétrole dont le Japon est le troisième consommateur mondial (après la Chine et les États-Unis). Or, toutes les centrales thermiques gérées par Tohoku Electric ont été détruites par le tsunami qui a aussi annihilé près de 20 % de la capacité de raffinage du Japon. On peut d’ailleurs se demander si cette baisse annoncée de la demande de pétrole n’a eu comme effet que de faire baisser le prix du baril de brut ou si certains chefs d’État n’ont pas pris en considération cette réalité dans leur attitude vis-à-vis du colonel Kadhafi.
« …et la dette. » (une dette colossale, qui a augmenté de 190% depuis le début des années 90…)
La Fed en faillite et l’euro en sursis
Face à l’ampleur de cette catastrophe, le Japon va devoir mobiliser toutes ses énergies pour sa reconstruction. Personne ne doute du courage du peuple japonais pour surmonter cette crise comme il l’a fait après le tremblement de terre de Kobé. Mais deux nouveaux facteurs entrent en jeu : le vieillissement de la population et l’explosion de la dette. En 2011, plus de 16 % de la population japonaise est âgée de plus de 70 ans. Au lieu de produire et d’épargner, celle-ci consomme, tire donc sur son épargne, et réclame aujourd’hui au Gouvernement le remboursement des titres d’État qu’elle a souscrits. Mais comment l’État dont la dette dépasse déjà plus de 200 % du PIB pourrait-il trouver les liquidités nécessaires ? Il ne peut même plus pousser aux prêts les banques commerciales, le taux d’intérêt demandé par la banque centrale étant déjà égal à zéro. Et si l’État japonais voulait emprunter à l’étranger, il est probable que les agences de notation trouveraient que ses possibilités de rembourser sa dette externe seraient faibles. Il ne lui reste donc qu’à chercher à récupérer les sommes colossales prêtées à l’étranger au cours de ces dernières années.
Car, si le Japon est bien l’un des premiers producteurs du monde, il ne consomme pas à due concurrence (ce que l’on reproche à la Chine). Depuis de nombreuses années, il utilise ses excédents pour prêter aux États qui consomment plus qu’ils ne produisent et vivent donc au-dessus de leurs moyens : les États-Unis, bien sûr, mais aussi l’Europe. La logique voudrait donc que le pays du Soleil Levant vend des Bons du Trésor américain. C’est bien l’analyse qu’ont fait les professionnels de la spéculation qui ont rapidement vendu des dollars pour acheter des yens. Conséquence : le cours du yen s’est envolé, au risque de créer de nouvelles difficultés au Japon puisque cela renchérit les produits qu’ils ont désormais absolument besoin de vendre à l’étranger pour participer au financement de leur reconstruction. À qui le Japon peut-il vendre les actifs financiers étrangers qu’il détient ? Le 6 janvier 2011, dans la plus grande discrétion, la Réserve fédérale américaine s’est placée sous la protection du Trésor, c’est-à-dire qu’elle a officiellement reconnu qu’elle ne pouvait plus faire face à ses engagements, qu’elle n’était pas capable de rembourser ses dettes et qu’il faudrait que le contribuable américain se substitue à elle en cas de besoin ! L’on voit mal, dans les circonstances actuelles, le président Obama décider d’augmenter les impôts fédéraux pour rembourser une partie de la dette américaine, y compris au Japon !
Une autre décision financière a été réalisée de façon tout aussi discrète : le plan de sauvetage de l’euro – et non de la Grèce, de l’Irlande ou demain du Portugal – repose sur la mise en place d’un Fonds de stabilité européen qui emprunte les sommes qu’il reprête – avec un différentiel d’intérêt positif – aux États en difficulté. Or, le premier emprunt de ce Fonds de stabilité a été couvert par le Japon à hauteur de 20 %. Et, la veille du jour où la centrale nucléaire de Fukushima a commencé à échapper au contrôle des techniciens japonais, les Chefs d’État et de Gouvernement européens avaient décidé d’augmenter les moyens à la disposition du Fonds.
Qui va désormais souscrire ? Certes, Européens et Américains vont désormais chercher à se tourner vers les Chinois, les Indiens, les Brésiliens, les Russes et les Saoudiens. Mais combien de temps les Chinois accepteront-ils de soutenir le Japon grâce à un dollar qui perd chaque jour un peu plus de sa valeur intrinsèque ? Combien de temps les autorités saoudiennes accepteront-elles de soutenir les Occidentaux sans que cela n’aggrave leur situation politique ? De la même façon que l’imbrication des opérations financières mondiales au sein de quelques banques universelles avait bousculé le monde entier à la suite des difficultés d’un petit nombre d’Américains qui ne pouvaient plus rembourser l’emprunt qui leur avait permis d’acquérir leur logement, de même l’arrêt de la fabrication de quelques composants électroniques pourrait secouer fortement l’économie et les finances de toute la planète. ■
Cette analyse est très pertinente.