PAR PIERRE BUILLY.
Ivan le terrible de Sergueï Eisenstein (1945 et 1958)
Un homme seul est en mauvaise compagnie.
Il y a peu d’exemples de réalisateurs ayant tourné aussi peu qu’Eisenstein qui aient laissé dans la mémoire collective une empreinte pareillement intense, alors même que la moitié des films est de l’ère du muet et que les thèmes et les sujets abordés sont tout aussi étrangers à nos habitudes et à nos regards que la façon très construite et très flamboyante du metteur en scène.
Je réserve l’appréciation de chef-d’œuvre à Alexandre Nevski, mais je ne trouve pas qu’Ivan le terrible soit très en deçà de cette hauteur. Sans doute le film, réparti sur deux époques est-il un peu long, sans doute la musique – par ailleurs souvent admirable – de Serge Prokofiev est-elle un peu envahissante, sans doute y a-t-il, dans certains gros plans, dans des trognes et physionomies saisies au vol un peu trop des tics du muet.
Mais l’ampleur du récit, l’intelligence de la méditation sur le Pouvoir, la noirceur des épisodes et la qualité des interprètes haussent le film parmi les plus fantastiques spectacles qui se puissent.
On n’imagine à peine que Ivan le terrible est un film de propagande, une commande passée par les autorités soviétiques pour exalter la force et l’unité de la terre russe, de la même façon qu’Alexandre Nevski avait été le symbole de la résistance du peuple à l’envahisseur.
Ce genre de réussite relativise, d’ailleurs, le discours désinvolte et presque toujours négatif sur le cinéma engagé : ce n’est pas la rectitude, la beauté ou la valeur de l’engagement qui rend bon un film : c’est la qualité du réalisateur et on peut faire, au service des pires causes, des films magnifiques (n’est-ce pas, Leni Riefenstahl ?).
On a le sentiment que chacune des images du film a été extraordinairement travaillée, réfléchie, longuement conçue et qu’aucune n’est anodine ou inutile. Désaxe de la caméra, plongées et contre-plongées, composition savante des ombres et des lumières… c’en est presque trop tant l’aspect pictural est somptueux, au détriment, peut-être, du rythme, de la cadence du film.
On sait que Staline, visionnant la deuxième partie du film – qui devait en comporter une troisième – et alors qu’il avait été ravi se la première a cru saisir qu’Eisenstein se livrait à une critique féroce de son propre pouvoir personnel. Je ne suis pas persuadé que le réalisateur ait ainsi voulu braver le maître tout-puissant du Kremlin. Bien plutôt il décrit, le long des trois heures d’Ivan la tragique solitude du Pouvoir, la sorte de malédiction qui frappe ceux qui, isolés, sans ami et sans amour, se débattent dans l’angoissante certitude de leur isolement.
Le jeune Ivan a vécu dans une atmosphère de complots, de trahisons, d’empoisonnements, d’ombres et de deuils. Il s’est vu devenir la proie facile des boyards qui souhaitaient se partager grassement la terre russe. Comme le jeune Louis XIV devant les revendications féodales de la Fronde, il a compris qu’il devrait toujours mener une lutte acharnée contre l’aristocratie.
En plus il est hanté par la mort, le poison, la torture ; il est cruel, dépressif, déséquilibré, mais en même temps il est épris de progrès et plein d’amour pour son pays. Au lieu de ne tresser qu’une légende dorée du premier tsar unificateur de la Russie – ce qui devait être la volonté de Staline – Eisenstein montre la complexité du personnage, sa grandeur, son sens de l’État, mais aussi ses faiblesses, ses ridicules, ses terreurs.
Grand film complexe presque toujours sombre, nocturne, dont une grande partie se passe dans les salles voûtées des palais ou sous les ors étouffants de la sublime liturgie orthodoxe, Ivan le terrible ouvre la porte de la grandeur tragique du Pouvoir. Un des plus beaux essais de Montherlant s’intitule Un voyageur solitaire est un diable. Comme le voyage, le Pouvoir égare. ■
DVD autour de 15 €
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