Qu’on me permette un détour autobiographique. S’il fallait s’adresser à ces jeunes de banlieue, je leur dirais directement ceci :
«Vous n’êtes ni la première ni la dernière génération allogène accueillie sur la vieille terre de France, sur le sol de « ce cher et vieux pays », comme aimait à dire le général de Gaulle. Pourtant, vous semblez peiner à vous amalgamer à sa substance – à sa chère et vieille substance – au contraire de ce que fit la génération des grands-parents de M. Sarkozy, ou de ce que mes parents, puis votre serviteur firent à leur tour. Vous savez – c’est un rêve barrésien, n’est-ce-pas ? – l’enfant étranger et pauvre comme vous l’êtes aujourd’hui que je fus au début des années soixante, refusera pour l’heure de son trépas la moderne incinération, afin de pouvoir dormir l’interminable temps de la mort dans le linceul de cette terre, encerclé par elle jusqu’à finir absorbé par elle, telle l’encre par un buvard. Vous savez, aujourd’hui octogénaires, ma mère et mon père veulent acquérir la nationalité française avant de mourir, pour vivre dans la gratitude le passage à l’outre-tombe, estimant, après tout ce que la France leur a donné, qu’il était juste d’être enterré comme Français dans le sol de France.
« Étranger », le mot est lâché. Devenir français est une longue, difficile et belle histoire, passant par des épreuves initiatiques, dont il faut dire quelques mots. Comme les vôtres, mes parents souffraient de grand dénuement quand ils débarquèrent sur le sol de France; ils ne parlaient pas la langue (qu’ils ne pratiquent aujourd’hui encore que trop approximativement), n’avaient aucun diplôme dans leur besace, que peu de culture, quand leur ventre était trop souvent torturé par la faim. Ils choisirent la France, ne pouvant souffrir de vivre dans leur pays d’origine, à cause du déshonneur dont à jamais il était frappé, l’Allemagne. Il était aussi peu facile d’être allemand dans la France du début des années cinquante qu’algérien dans celle d’aujourd’hui. Mon père se loua comme journalier agricole durant plusieurs lustres, avant de se hisser, à la force de ses bras et l’obstination de son courage, au statut tant envié par lui, de vacher. Ma mère épuisa sa santé en divers travaux agricoles, s’employant précairement à « faire des ménages » ici ou là.
Quatre enfants naquirent de ce couple – ils connurent la misère et le pain noir, les rats dans leur chambre ainsi que les cabinets à l’extérieur et l’absence de salle d’eau, l’humidité des taudis, les jours sans repas, la méfiance de la population et l’hostilité de ceux qui n’avaient que l’insulte « boche » à la bouche, l’isolement culturel dans les campagnes reculées de la Gascogne et du Comminges. Et pourtant, le miracle français de l’assimilation se produisit, une fois de plus : père et mère veulent, pour l’éternité faire partie du corps de la France, tandis que moi, je tiens l’histoire de France, depuis les origines, comme étant mon histoire personnelle, mélangée à ma chair et à mes sentiments. Comment ce prodige – qui n’est possible qu’en France, et sur un autre mode aux États-Unis, a-t-il pu se produire ?
L’hospitalité oblige des deux côtés. À toute la fratrie, père et mère ne cessaient d’inculquer le principe suivant : vous, les enfants, qui êtes destinés à vous enraciner en France, un devoir d’irréprochabilité vous est prescrit. Vous devez vous montrer en toute chose plus vertueux et plus travailleurs et plus respectueux que les Français eux-mêmes parce que vous êtes leurs hôtes. Vous n’avez rien à exiger, mais tout à mériter : quand on dîne à la table d’autrui, on remercie. Avec bon sens, ils nous affirmaient également que l’étranger qui n’est pas content du sort qui lui est réservé là où il s’est invité n’a qu’à partir. Ainsi, doit-on se défaire de ses habitudes, de ses traditions, se libérer de ses déterminismes et de ses particularismes – ou plutôt : n’en conserver que la part demeurant tolérable par l’hôte – pour, à force de vertu, de travail, et de gratitude, entrer en fusion avec cet hôte.
Cette éducation à la modestie, à l’effacement et au travail, ne parvint pas à un résultat détestable : mon frère, symptomatiquement prénommé François, a monté une PME florissante, une de mes soeurs co-dirige avec son mari une exploitation agricole, et l’autre a conduit une carrière honorable chez un industriel de l’agro-alimentaire ; quant à l’auteur de ces propos il a obtenu l’agrégation de philosophie. Vous voyez, la pauvreté et l’inculture ne sont pas des excuses ; en France elles peuvent être des chances. « …..
(Extrait de « La République brûle-t-elle ? Essais sur les violences urbaines en France. » pp : 32-34).
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