Cet article de Gilles Varange est paru dans le numéro 24 de La Nouvelle Revue Universelle. Nous le publions, ici, tout simplement parce que, outre la pertinence de ses analyses, il exprime exactement notre position sur le sujet…
Est-ce bon ou mauvais pour nous ? Si c’est mauvais, comment en corriger les effets négatifs ? Si c’est bon, comment en amplifier les aspects positifs ? Ces questions élémentaires face aux événements qui secouent depuis un bon trimestre l’Afrique du Nord et une partie du monde arabe, il ne faut compter ni sur nos médias ni sur nos responsables politiques pour les poser. Il serait incongru sinon condamnable de les formuler.
Toute révolution accomplie sous couvert des idées de « démocratie » et de « liberté » étant considérée par principe comme profitable à l’ensemble de l’humanité, il paraîtrait indécent, à ceux qui nous gouvernent ou nous informent, de manifester la moindre prudence devant un cours des choses inscrit dans le sens radieux de l’Histoire. Signe des temps : la théorie libérale et individualiste de la « main invisible » d’Adam Smith qui voit la prospérité commune découler par miracle des actions égoïstes de chacun est transposée de la sphère économique à celle du politique. Quels que soient le lieu et les circonstances, toute agitation conduisant au renversement d’un despote, fût-il modernisateur chez lui et pacifique envers ses voisins, doit être obligatoirement saluée comme un bienfait de portée universelle. Pas question de se demander si ses successeurs ne se révéleront pas pires à l’intérieur et plus dangereux à l’extérieur.
Cette lâche soumission à de si navrantes conceptions n’amène pas seulement nos dirigeants à traiter en parias des homologues étrangers qu’ils accueillaient la veille encore sur le perron de leurs résidences officielles avec d’amicales bourrades dans le dos ; elle les contraint aussi à d’hilarantes palinodies et acrobaties pour faire oublier ces complaisances. Mais c’est-là une situation qui ne semble guère coûter à nos hiérarques républicains tant leurs innombrables conseillers en communication ont su les préparer à ces retournements et reniements. Cicéron prétendait que deux devins ne pouvaient se dévisager à Rome sans éclater de rire. Il en va de même pour nos chefs d’État ou de gouvernement occidentaux qui peinent à cacher leur réciproque hilarité à chacune de leurs fréquentes retrouvailles. C’est qu’ils savent trop bien, les uns et les autres, de quels boniments et tours de passe- passe ils sont capables ! Tout cela serait de peu d’importance si ces mœurs, propres à nos démocraties médiatisées, fondées sur l’esbroufe et le superficiel, n’avaient fini par atrophier les capacités de jugement et de décision de personnages dont les responsabilités historiques, en dépit de leur insignifiance propre, demeurent considérables.
Un phénomène de contagion psychologique
La succession haletante des chambardements nord-africains et proche-orientaux des derniers mois nous aura ainsi permis d’assister à un spectacle aussi désopilant que cruel. Celui offert par des dirigeants occidentaux, effarés par des situations dont ils n’avaient jamais imaginé la possibilité, mais se croyant tenus d’accueillir avec d’indécents transports de joie ces bouleversements qui les plongeaient en réalité dans un sentiment de stupeur navrée. Que les chutes brutales des présidents Ben Ali et Moubarak, survenues à quelques semaines d’intervalle, – la première entraînant la seconde par l’un de ces effets de contagion psychologique de peuple à peuple dont l’histoire offre maints exemples – aient été source de plus d’inquiétude que de satisfaction dans les capitales occidentales, il serait pourtant vain de le nier. Non qu’à Paris, Londres, Berlin ou Washington, on ignorât rien des turpitudes des proches du président tunisien ni de la coupable inertie de son homologue égyptien face au lent travail de sape des fondamentalistes islamistes et au martyre de la minorité copte. Mais l’idée s’était insidieusement imposée que ces régimes représentant après tout « un moindre mal », il n’était d’autre choix raisonnable que de s’en accommoder sans trop penser à l’avenir.
Qu’une forte pression exercée sur ces régimes par leurs alliés et pourvoyeurs financiers pût se révéler salutaire en les contraignant à temps au sursaut nécessaire, George W. Bush aura été le dernier à le penser et à le tenter, notamment à l’égard d’Hosni Moubarak qu’il ne ménagea guère au cours de son second mandat . Mais l’empressement des Européens à plaider la cause du président égyptien fut si vif et si constant que le chef de la Maison Blanche finit par baisser les bras. Quant à son successeur, Barack Obama, il n’eut rien de plus pressé au contraire que de se précipiter au Caire, moins de six mois après son accession au pouvoir, pour y prononcer son complaisant « discours de réconciliation » avec le monde musulman. Après quoi, il reçut le dirigeant égyptien à Washington, en août 2009, avec un faste réservé d’ordinaire aux « Grands » de la planète. S’il eût été plus intuitif, la pensée fugitive aurait pu effleurer alors le vieux Moubarak qu’il n’y a jamais loin du Capitole à la Roche Tarpéienne et qu’il n’est pire destin, pour un chef d’État, que d’être fêté par les Américains comme l’un de leurs précieux alliés. Depuis le Shah d’Iran jusqu’à Augusto Pinochet, la liste est longue de ceux qui l’ont appris à leurs dépens.
Un machiavel de congrès démocrate
Dans ces deux affaires, la tunisienne et l’égyptienne, le principal sujet d’étonnement réside dans l’attitude proprement aberrante observée, du début à la fin, par les responsables de la diplomatie américaine. Il n’est nul besoin de posséder la perspicacité d’un Talleyrand pour comprendre qu’un geste mesuré mais ostensible de soutien américain au président Ben Ali, dans les premiers temps d’agitation populaire, aurait suffi à dissuader les partisans d’un renversement du régime de poursuivre plus avant leur entreprise révolutionnaire. Quitte ensuite, pour la Maison Blanche, à user des arguments susceptibles d’inciter son allié tunisien à entreprendre certaines des réformes pertinentes réclamées dans la rue par les manifestants. Ainsi eût sans doute été étouffé dans l’œuf l’incendie qui n’a pas manqué au contraire de s’enfler et d’enflammer toute la région jusqu’au Caire. Stratégie sans doute trop peu tortueuse pour un Barack Obama, Machiavel de Congrès démocrate, qui a jugé préférable, comme le fit jadis le piteux Jimmy Carter à Téhéran, de jouer des factions au sein du pouvoir tunisien pour pousser son allié à l’exil dans l’espoir de reprendre ensuite la situation en main au profit des États-Unis. Sans percevoir un seul instant que, dans un monde arabe politiquement figé depuis des décennies dans une sorte d’immobilité minérale, la chute du château de sable tunisien risquait de provoquer celle de tous les autres.
Aussi bien à Tunis qu’au Caire, tout n’aura dépendu en effet que des seuls États-Unis. Il faut bien le remarquer : dans les premiers développements d’une crise qui s’est désormais propagée à une large partie de l’Afrique du Nord et du monde arabe, le rôle de la France et des autres pays européens (Grande-Bretagne, Italie, Espagne), qui se targuent d’une longue influence dans la région, a été insignifiant sinon inexistant. De bout en bout, c’est Obama et lui seul qui a décidé du sort de ses deux protégés, le Tunisien puis l’Égyptien, sans tenir le moindre compte de l’avis de ses partenaires européens. Et les tergiversations, dont a témoigné à plusieurs moments décisifs le chef de la Maison Blanche, ne s’expliquent nullement par sa volonté de vérifier l’accord préalable de l’un ou l’autre de ses alliés du Vieux Continent, mais par les influences radicalement opposées de ses principaux ministres et conseillers. George Bush se plaignait de ne pas disposer d’un numéro de téléphone unique qui lui eût permis de connaître instantanément l’avis des Européens en cas de crise grave. En vérité, ce numéro de téléphone ne lui aurait servi à rien puisque les Européens sont structurellement incapables de s’entendre sur quelque sujet extérieur que ce soit. Cette fois, non seulement ils étaient encore aux abonnés absents, mais le président américain n’a même pas jugé utile de les appeler, sinon pour les informer de ses choix. Preuve que les cercles dirigeants américains ont intégré dans leur philosophie politique cette évidence que les Européens se refusent à admettre avec obstination : l’Union européenne a définitivement échoué à exister en tant qu’entité politique et militaire. Devant tout défi de quelque importance, elle explose en cent avis variés et contradictoires et fait entendre une cacophonie dérisoire. Elle donne, aux yeux du reste du monde étonné, l’exemple d’un mode inédit d’organisation politique : celui de l’impuissance institutionnalisée.
Nouvelle faillite diplomatique des européens
Est-ce pour faire oublier cette nouvelle faillite diplomatique des Européens que le président français et le Premier ministre britannique ont, par une sorte de réaction tardive et disproportionnée, décidé de se lancer côte à côte dans l’aventure libyenne où Obama répugnait au contraire à s’engager ? En coquetterie avec leurs opinions publiques, l’un et l’autre caressaient peut-être surtout l’arrière pensée de renouveler la prouesse de Margaret Thatcher à qui l’équipée des Malouines avait si bien réussi. Mais, si la « Dame de fer » était sortie grandie de pareille épreuve, c’était pour avoir pris un risque véritable en envoyant un puissant corps expéditionnaire britannique défendre les intérêts et l’honneur bafoué de son pays contre un Etat et une armée qui n’étaient pas de pacotille. Tandis que nos deux Tartarins de Londres et de Paris savaient n’avoir à affronter en Libye qu’une illusion d’État soutenu par quelques bandes de branquignols armés. Les bénéfices éventuels de l’opération en seront forcément diminués : « À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». De plus, l’initiative commune de Nicolas Sarkozy et de David Cameron aura provoqué toute une série de conséquences imprévues par ses protagonistes, les plus négatives étant d’indisposer l’ensemble des puissances dites émergentes (Chine, Inde, Russie, Brésil) farouchement attachées à la notion de souveraineté nationale, d’accentuer un peu plus encore les divisions entre Européens et de démontrer surtout que Paris et Londres – du fait de la réduction drastique de leurs budgets militaires et de la dépendance politique envers les États-Unis qui en résulte – n’étaient plus en mesure de mener même un conflit d’importance mineure sans avoir à se placer sous la tutelle de l’OTAN.
Le phénomène le plus étonnant tient pourtant à l’espèce d’enthousiasme sacré qui a saisi la majeure partie de notre classe politique et de ce qui nous tient lieu d’intelligentsia face à cette aventure libyenne. Ceux-là qui n’avaient pas trouvé de mots assez virulents pour condamner la guerre irakienne de George Bush et l’idéologie néo-conservatrice qui la justifiait se sont mis soudain à se coiffer de bérets rouges et à réclamer des parachutes pour sauter sur Tripoli derrière le redoutable colonel Bernard-Henri Lévy ! Stupeur : on se souviendra même d’avoir entendu un Dominique de Villepin, dont toute la renommée tenait à son fracassant refus de l’interventionnisme américain en Irak, appeler sans honte à l’intervention franco-britannique en Libye. C’est qu’en quelques heures, par une sorte de magie oratoire digne des Contes des Mille et une Nuits, la très prosaïque guerre civile entre quelques obscures tribus de Tripolitaine et de Cyrénaïque avait pris l’allure d’une formidable croisade de la démocratie contre le totalitarisme abhorré. Nos dirigeants, nos intellectuels, qui n’avaient rien prévu des événements de Carthage et des bords du Nil, et craignaient d’y perdre leur réputation de voyants extralucides, ont réussi à retrouver un peu de crédit en inventant une fable pour auditoires naïfs : des déserts du Yémen aux rivages de l’Atlantique, le monde arabe tout entier s’était brusquement mis en marche à la lumière des éblouissants flambeaux de la Liberté et de la Démocratie et on assistait-là à quelque chose d’aussi prodigieux et lourd de conséquences que l’effondrement du Mur de Berlin.
Des révolutions sans peuple
Des esprits moins portés aux abstractions lyriques ne manqueraient pas de relever qu’il n’était pas forcément nécessaire de torturer à ce point l’Histoire ni de recourir à d’aussi grandioses rapprochements pour éclairer des événements dont les causes paraissent d’une confondante banalité. Qu’on y songe : des dirigeants vieux et malades, souvent installés au pouvoir depuis plusieurs décennies dans des pays où, du fait d’une démographie galopante, une immense majorité de la population a moins de vingt ans. De minces oligarchies politiques et financières, enrichies comme partout ailleurs par l’usage intensif des pratiques douteuses d’une mondialisation débridée et affichant un luxe insolent au milieu d’un océan de pauvreté. De vieilles bourgeoisies à la culture raffinée, jadis influentes, pleines de rancœur et avides de reconquérir leur prestige perdu. Enfin, des armées dont une majorité des jeunes officiers, soucieux de promotions rapides, sort des rangs de la paysannerie misérable. À bien y réfléchir, le plus surprenant n’est pas dans les explosions qui viennent de se produire en série mais dans le fait qu’elles n’aient pas eu lieu plus tôt. Il manquait un détonateur que la crise économique mondiale s’est chargée de fournir avec la hausse vertigineuse des prix des produits alimentaires.
Évoquant l’aventure napoléonienne, Guillaume de Bertier de Sauvigny, le grand historien de la Restauration française, notait que « plus un régime est dictatorial, plus il a besoin de l’appui des masses incultes ». Une nouvelle illustration de ce postulat nous est fournie à l’occasion de l’actuel remue-ménage auquel est en proie le monde arabe. Car il ne faut pas s’y tromper : ce n’est pas parce que les masses populaires se sont mises en branle, c’est au contraire parce qu’elles n’ont pas bougé que les présidents Ben Ali et Moubarak ont mordu tour à tour la poussière. Ce sont elles qui ont été, pendant des décennies, le plus sûr soutien de ces régimes d’autorité. C’est à partir du moment où elles ont fait défection ou ont choisi de se tenir à l’écart, que les chétives cohortes de « démocrates » ont pu monter à l’assaut des pouvoirs en place. Il suffisait de prêter attention aux slogans lancés dans les rues de Tunis ou sur la place Tahir du Caire pour prendre conscience que les manifestants étaient presque tous issus de classes sociales bien identifiables et assurément peu représentatives de la majorité de la population. Ce sont les milieux de la bourgeoisie marchande traditionnelle et des classes moyennes embryonnaires qui affrontaient la police, tandis que l’armée et le peuple assistaient au spectacle avec une sorte d’indifférence résignée.
Encore et toujours le « modèle » turc
Douterait-on encore de cette réalité qu’il suffirait de considérer quels types d’homme ont profité de ces chambardements pour ramasser, de façon sans doute très éphémère, un pouvoir tombé en déshérence. À Tunis, derrière le président intérimaire Fouad Mbazaa et le nouveau premier ministre Béji Caïd Essebi, il n’est guère difficile de discerner une tentative de retour en force des membres de l’ancienne bourgeoisie beldi qui dirigea de fait la Tunisie pendant près de deux siècles jusqu’à la déposition du dernier bey de la dynastie hussénite par Habib Bourguiba. Au Caire, parmi les chefs de la contestation qui aspirent désormais à la fonction suprême, se détachent un Amir Moussa, actuel secrétaire général de la Ligue arabe et un Mohamed El Baradaï, ancien directeur de l’Agence internationale de l’énergie atomique, personnages issus l’un et l’autre de deux grandes familles qui fournirent une succession de dirigeants éminents au mouvement nationaliste bourgeois du Wafd du temps de sa splendeur. Autant de chefs de file insolites pour des révolutions que les médias occidentaux unanimes nous ont présentées comme émanant de formidables soulèvements de gueux ! Ces marionnettes n’occuperont le devant de la scène que tant que les militaires, restés seuls détenteurs du pouvoir véritable, et les islamistes qui rêvent de le leur subtiliser le moment venu, le jugeront nécessaire. Tout dépendra du temps qu’il faudra aux uns et aux autres pour rassembler leurs forces respectives et arrêter leur choix entre les différentes options stratégiques qui s’offrent à eux.
Parmi les multiples scénarios envisageables dans les pays en crise de la région, au-delà d’une inévitable et longue période de désordre et de confusion, le plus probable reste pourtant celui d’une série de compromis entre des armées incontournables et des mouvement islamistes conquérants et mus par la certitude d’avoir le temps pour eux. Qui tente d’analyser sur une longue durée les évolutions du Proche-Orient est frappé de constater à quel point les choix idéologiques, les modes et les pratiques politiques de l’ancien colonisateur ottoman continuent d’imprégner la pensée et les mentalités des élites arabes. C’est sur le modèle de la révolution nationaliste et laïciste de Kémal Ataturk que de jeunes et ambitieux officiers comme Gamal Abdel Nasser en Égypte, Saddam Hussein en Irak ou Hafez el Assad en Syrie instaurèrent chez eux des régimes dont l’armée constituait partout l’élément central et dominant. Aujourd’hui, la très progressive mais victorieuse réislamisation de la Turquie kémaliste par les hommes de l’AKP offre des pistes de réflexion et des perspectives politiques nouvelles à des mouvements musulmans arabes qui regardent avec un intérêt passionné la façon dont les islamistes anatoliens sont parvenus à se débarrasser de la tutelle des prétoriens. C’est manifestement cette voie-là, empreinte tout à la fois de prudence, de ruse et de féroce détermination qu’ils sont tentés d’imiter.
Autant dire que les Occidentaux, les Européens au premier rang, risquent de comprendre très vite qu’ils n’avaient guère de raison de se réjouir des remous en cours sur l’autre rive de la Méditerranée. Plutôt que de prêter attention aux habituels marchands de rêve qui agitent devant leurs yeux le mirage de démocraties arabes sorties de quelque lampe d’Aladin, ils feraient mieux de se préparer, avec résolution et pragmatisme, aux conséquences inévitables de ces événements dont un nouveau et puissant déferlement migratoire risque de n’être pas la moindre. Ce serait certes moins glorieux, mais plus réaliste, que d’aller jouer les Buck Danny ou les Tanguy et Laverdure au-dessus des sables de Libye.
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