Cet article fort intéressant est paru dans Le Figaro de ce matin. Outre le parallèle De Gaulle – Mitterrand, il oppose deux Michel Onfray. Celui du Traité d’athéologie que nous avons lu il y a quinze ans et trouvé au mieux médiocre et celui d’aujourd’hui qui encense De Gaulle pour d’assez justes raisons. Dernier duo, non dit ici : Onfray – Zemmour qui s’entendent come larrons en foire sous le regard des caméras et des téléspectateurs. Et là, il s’agit plutôt d’une défense et illustration de la France et de ses racines profondes. Multiples il est vrai, mais aussi uniques par appropriation. Pour qui s’intéresse à l’évolution des idées et des hommes, du moins ceux qui ont des idées, ces dialogues croisés sont d’un grand intérêt. Au fond, il s’agit simplement de notre avenir commun collectif et personnel, en tant qu’héritiers mais aussi en tant que créateurs, si l’Histoire nous en laisse le temps et la possibilité.
Un portrait croisé entre de Gaulle et Mitterrand mené au galop. Tout est instruit à charge contre le socialiste. Tout plaide en faveur du Général. Injuste et réjouissant à la fois.
C’est une des plus fameuses tirades du film Les Grandes Familles inspiré du livre de Maurice
Druon. Le cousin Lucien Monblanc (joué par Pierre Brasseur) se plaint au patriarche (Jean Gabin)
de la dissymétrie des réactions à leur égard : « Nous avons de l’argent tous les deux, mais toi tu représentes le patronat, moi le capitalisme. Nous votons tous les deux à droite, toi c’est pour préserver la famille, moi c’est pour écraser l’ouvrier. Dix couples chez toi, c’est une réception, chez moi c’est une partouze (…) Pendant la guerre que n’avons faite ni l’un ni l’autre, toi tu représentes le héros de l’intérieur, et moi le planqué. Avoue que c’est bourré d’injustices. »
On songe à cette scène inoubliable en lisant le dernier opus que Michel Onfray consacre à de Gaulle et Mitterrand. Il emprunte son modèle aux Vies parallèles de Plutarque dans lesquelles notre grand Grec de l’Antiquité opposait, entre autres, Alexandre et César, Démosthène et Cicéron. Onfray compare, évalue, juge. Onfray instruit à charge et à décharge, mais tout est à charge pour Mitterrand, et tout plaide en faveur du général de Gaulle. C’est un portrait croisé mené au galop, fondé sur un travail de documentation époustouflant, et un sens de la mise en scène du détail qui fait honneur à son auteur ; mais le film est tourné en noir et blanc : auréole sulpicienne autour du preux général ; flammes de l’enfer brûlant autour du diable Mitterrand.
Tout est dit dans une formule acerbe : « Le premier donne sa vie pour sauver la France ; le second donne la France pour sauver sa vie. »
Quand Mitterrand prend le risque de défendre l’abolition de la peine de mort devant une opinion qui lui reste majoritairement favorable, à la veille de la présidentielle de 1981, c’est le comble de l’habileté afin de passer pour un homme de convictions. Même son goût pour les huîtres ou les ortolans – ces plats de luxe – est versé au dossier d’accusation de Mitterrand ; et son mariage avec Danielle serait calcul politique pour permettre à l’ancien pétainiste décoré de la Francisque de laver l’infamie au sein d’une (belle) famille résistante. Quand on subodore une liaison extraconjugale à l’austère général, on est dans Corneille ou dans Racine. Pour les (innombrables) aventures de Mitterrand, c’est au mieux du Feydeau, du marquis de Sade au pire.
Une mauvaise foi aussi manichéenne finit par être le comble de l’honnêteté ; mais elle donne envie d’y glisser un grain de contradiction. Et plus qu’un grain.
Pour Onfray, la cause est entendue dès 1940. De Gaulle, « dernier chef antifasciste d’Occident », Mitterrand, dernier des fascistes. Quand Onfray exhume une formule du jeune Mitterrand en 1942 : « Nous, les héritiers de cent cinquante années d’erreur, nous n’étions guère responsables », il ne
dit pas qu’à Londres aussi, certains accusent alors la Révolution française, les Juifs et les francs-maçons, bref la République, d’être responsable de la déroute de juin 1940.
Onfray reproche à Mitterrand d’avoir instrumentalisé le FN pour diviser la droite ; mais il oublie que de Gaulle avait fait de même avec le Parti communiste pour diviser la gauche.
Onfray est prêt à tout pour défendre son héros. Son retour au pouvoir en 1958 n’était nullement un coup d’État, nous assène-t-il. Avant de reconnaître quelques pages plus loin que de Gaulle « a joué sur le clavier des passions les moins reluisantes, que la légalité secouée, le coup d’État tangent, la menace militaire avérée, c’est vrai ». Une sorte de coup d’État psychologique, de 18 Brumaire sans le 19, de Gaulle réussissant avec maestria – et la complaisance de Guy Mollet et des hiérarques de la IVe République – ce que Bonaparte avait tenté et raté.
Mais Onfray ne s’arrête pas à si peu. Quand il reproche à Mitterrand d’avoir sauvé Arafat, le leader palestinien menacé de mort par Israël, il ne dit pas que c’est dans la continuité de la politique arabe de la France élaborée par le général de Gaulle. Il ne dit pas non plus que toute la politique étrangère du général trouve son fondement théorique dans dix pages magistrales de l’ouvrage écrit par Maurras au début du XXe siècle, Kiehl et Tanger, que le jeune Charles a dû trouver dans la bibliothèque paternelle. Il y a des inspirateurs qui aujourd’hui font tache.
Quand Mitterrand, ministre de l’Intérieur, clame « l’Algérie, c’est la France », Onfray ne veut pas voir que c’est là une position républicaine, qui refuse l’amputation de départements français. Quand il fait exécuter de nombreux activistes du FLN, ce sont des ennemis de la France qu’il supprime ; comme de Gaulle n’a pas hésité à réprimer dans le sang – mais Onfray passe
pudiquement – les émeutes de Sétif en 1945.
On pourrait ainsi contester, brocarder, déconstruire sans fin le manichéisme d’Onfray. Noter que l’inspiration de leurs politiques étrangères n’est pas aussi dissemblable qu’il ne le dit, au point que
de nombreux observateurs parlent de « gaullo-mitterrandisme. »
Et pourtant, s’il arrive souvent à Onfray de taper à côté dans les détails, sur le fond, il frappe fort et bien. Son opposition entre de Gaulle le « souverainiste » et Mitterrand « l’européiste » sonne juste. Son de Gaulle héritier du catholicisme social et du socialisme proudhonien, chantre de la
« participation », contraste avec pertinence avec Mitterrand qui jettera le pays dans les eaux glacées du libre-échange et de la mondialisation. Dans un chapitre remarquable, Onfray compare la télévision gaullienne consacrée grand instituteur du peuple afin d’« élever l’esprit public, tandis
que l’ère Lang sera celle du « tout vaut tout », Mozart et le rap, Lagerfeld et Descartes.
Onfray a raison d’insister sur la conception gaullienne de la démocratie, qui place le peuple comme « l’horizon indépassable de toute vérité politique » et fait de « l’homme providentiel » à la fois son guide et son serviteur. Mitterrand, imprégné des habitudes parlementaires françaises et
des chimères européennes va au contraire soumettre la France au pouvoir des juges, des technocrates, des financiers, des minorités et des médias.
Étonnant parcours de Michel Onfray : jeune philosophe, il appartient à cette école hédoniste, matérialiste et anticatholique qui abat sans égards les chênes traditionalistes du gaullisme ; à la maturité, il défend avec fougue les principes d’une démocratie française enracinée dans la civilisation chrétienne.
Après la thèse, l’antithèse. On attend avec impatience la synthèse. ■
Captures d’écran, visuels JSF
Publié dans JSF à 5h55