PAR PIERRE BUILLY.
Journal d’une femme de chambre de Luis Bunuel (1964)
La pure méchanceté
Résumé : Dans les années Trente, Célestine, une jeune femme de chambre de trente-deux ans, arrive de Paris pour entrer au service d’une famille de notables résidant au Prieuré, dans une triste bourgade normande. La maîtresse de maison, hautaine et dédaigneuse avec sa domesticité, est une puritaine frigide obsédée par la propreté.
Disons d’abord que la transposition historique du roman d’Octave Mirbeau de 1900 à 1930 m’a paru inutile et peu convaincante.
Assurément, Luis Buñuel et son scénariste Jean-Claude Carrière sont bien meilleurs cinéastes qu’historiens : situer à la fin des Années Vingt, en France, un climat d’antisémitisme claironné et forcené est un décalage anachronique avec la réalité : le roman de Mirbeau, se situe avant-guerre, au moment des déferlements anti-Dreyfus, (bien que sa première version ait été écrite en 1891, avant le déclenchement de l’Affaire) ; le climat de haine est alors extrême : c’est l’époque du Marquis de Morès en Algérie, de l’épisode grotesque du Fort Chabrol, de l’apogée de La libre parole d’Édouard Drumont, de la Ligue antisémite.
Je ne dis pas que, trente-cinq ans plus tard, l’antisémitisme avait disparu, loin de là ! Et il allait revivre et empuantir à nouveau la France, mais, jusqu’à la triste apogée de l’Occupation, il n’atteindrait pas – en tout cas dans l’espace public – les sommets pitoyables d’avant 1914.
Pourquoi ? Tout simplement parce que 1914, précisément ! Souvent d’un profond patriotisme, les Juifs sont tombés nombreux au Champ d’Honneur et ont donné leur vie avec la même générosité que Corses, Bretons ou Limousins. Et la fraternité des combats, des tranchées, des forteresses et des camps de prisonniers a été un puissant ferment d’oubli – ou de gommage, plutôt – des préjugés racistes.
Il n’est que de voir, à ce sujet, La grande illusion où Rosenthal (Marcel Dalio) ne s’intègre pas à la communauté de prisonniers seulement parce qu’il reçoit de fameux colis de victuailles et qu’il est un joyeux compagnon ; les préventions racistes demeurent, certes (le J’peux pas blairer les Juifs de Gabin excédé par la blessure de Dallio à la fin de l’évasion), mais s’estompent.
Je ne vois donc pas bien ce que Buñuel a voulu faire en transposant le Journal d’une femme de chambre en 1928-1930 : tant à adapter le roman de Mirbeau – qui conte bien d’autres mésaventures de l’employée de maison Célestine – il aurait pu gommer l’anachronisme politique et historique et confiner son propos à l’analyse de la frustration sexuelle généralisée d’une époque.
Parce que, sur ce registre-là, il est, comme de coutume et dans tous ses films admirable : de Susana la perverse à Tristana en passant par La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz et naturellement par Belle de jour, Buñuel aime ricaner sur la mécanique démentielle du désir et du plaisir cadenassés par les névroses et sur la ridicule facilité avec laquelle hommes (et femmes) deviennent fous pour, finalement, assez peu de chose.
Dès le générique, l’arrivée en chemin de fer de Célestine (évidemment Jeanne Moreau, dans un de ses meilleurs rôles), les choses sont posées : campagne plate, moche, déprimante de fin d’automne, brumes, eaux stagnantes, bourgs grisâtres, peupliers ennuyeux. La demeure bourgeoise, surchargée de meubles sombres et de bibelots niais donne la pire image qui se puisse de la claustration et de l’ennui.
Les maîtres, M. et Mme Monteil (Michel Piccoli et Françoise Lugagne), sont gluants : lui, lourd tempérament sanguin obsédé par la chair, elle, frigide, pincée, avare (d’elle à lui : Je ne suis pas jalouse : ce que je ne veux pas, c’est que ça me coûte de l’argent !) ; à côté, M. Rabour, le père de Madame (délicieusement joué par Jean Ozenne) paraît bien inoffensif, en esthète décadent, fétichiste et cardiaque. Le prêtre, comme toujours chez l’anticlérical Buñuel, est visqueux à force d’onctuosité. Le capitaine Mauger (Daniel Ivernel) est à la fois matois et borné, vaniteux et bonhomme.
Mais les serviteurs ne valent pas mieux, ou guère mieux : le sacristain poisseux et vicelard (une des plus parfaites physionomies de louffiat du cinéma français, Bernard Musson) ; la cuisinière terrifiée et à demi débile, jouée par Muni, actrice emblématique de Buñuel (et qu’on retrouvera, curieusement, dans le même rôle de souillon ahurie dans Canicule de Boisset, vingt ans plus tard) ; la plantureuse servante-maîtresse du capitaine, Rose (Gilberte Géniat), qui gruge son Maître ; et, évidemment Joseph, l’homme à tout-faire, violent, brutal, dur au mal, violeur d’enfant qui est superbement joué par Georges Géret qu’on n’a jamais vu si bien distribué.
Et Célestine elle-même, dont Jeanne Moreau fait admirablement sentir toutes les ambiguïtés, ne dépare pas dans ce magma boueux : elle n’est ni honnête, ni pure, ni désintéressée : elle coucherait bien avec Monsieur, si celui-ci s’y prenait mieux, et si elle ne se méfiait aussi un peu des réactions de Madame ; elle est toute prête à satisfaire les caprices fétichistes du Père de Madame ; elle est d’autant plus sexuellement fascinée par Joseph qu’elle sait qu’il a violé et assassiné une petite fille ; et elle fait une fin petite-bourgeoise en épousant le capitaine, en s’endormant dans la médiocrité villageoise.
Tout cela ne donne pas de l’Espèce des vues bien riantes. Bien qu’il ait joué à être révolutionnaire, Buñuel était avant tout un anarchiste ; et comme il ne croyait guère à la Rédemption terrestre de l’Humanité, et pas davantage aux Lendemains chantants, on aurait beaucoup de mal à le classer à gauche. À droite, alors ? Ceci est une autre histoire… ■
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