Nous le savons depuis que nous le lisons : Mathieu Slama n’est pas lui non plus un « moderne ». Il le confirme dans la trame de cet article [Figarovox, 17.03] où il expose comment l’actuelle pandémie rend visibles les inégalités sociales considérables qui, quoi qu’elles en disent, caractérisent les sociétés modernes. Il espère que cette crise servira d’élément déclencheur pour de profondes réformes socio-économiques. Il s’agit-là, selon nous, d’une remise en cause globale du Système politique, social et idéologique dominant.
Par Mathieu Slama
« Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve » Hölderlin.
Nous ne sommes pas tous égaux devant le Coronavirus.
Telle est une des leçons – importantes – de la crise sanitaire majeure qui touche le monde entier depuis plusieurs semaines. Toute crise, même la plus dramatique, a ses vertus: en l’occurrence, celle-ci a l’immense mérite de mettre à nu les inégalités outrancières – et de forcer le monde à les regarder en face.
Aux États-Unis, c’est l’injustice même du système de santé qui est remise en cause depuis l’explosion de la pandémie. Beaucoup se sont alarmés du fait que de nombreux Américains malades n’allaient pas à l’hôpital se faire dépister car leur assurance n’aurait pas couvert les frais du dépistage. En urgence, la Chambre des représentants a voté samedi un texte prévoyant «le dépistage gratuit pour toute personne ayant besoin d’être testée, y compris celles qui n’ont pas d’assurance», ainsi qu’un arrêt maladie d’«urgence», avec «deux semaines de congé et jusqu’à trois mois d’arrêt pour raison familiale ou médicale». Ce dernier point est crucial, car c’était l’autre inégalité criante à laquelle faisaient face des millions d’Américains: la difficulté d’obtenir des congés maladie ou encore la faible durée de ceux-ci (sept jours avant le texte voté samedi).
Ces mesures de court terme, prises en réponse à la pandémie, interrogent le modèle social américain et son incapacité à se réformer. Comme le New York Times le soulignait récemment dans un brillant article, les super-riches américains, eux, ont l’embarras du choix pour se protéger: accès à des masques et produits désinfectants très chers et peu accessibles, possibilité de s’éloigner des villes facilement, capacité à travailler à distance… On note aussi, depuis plusieurs jours, une augmentation exponentielle des réservations de jets privés pour pallier les annulations de vols. Mais ces jets, évidemment, sont réservés à une minuscule élite privilégiée. En NBA (le championnat américain de basket), l’équipe des Utah Jazz a annoncé que deux de ses joueurs (dont le Français Rudy Gobert) avaient été testés positifs au coronavirus: en quelques heures, elle parvenait à récupérer une batterie de tests pour tous les joueurs et membres de l’encadrement, alors que ces tests sont indisponibles pour un grand nombre d’Américains. Un sentiment d’injustice insupportable pour les Américains dont beaucoup s’en sont émus sur les réseaux sociaux.
Les États-Unis ne sont qu’un exemple parmi d’autres. Dès janvier 2020, le magazine Foreign Policy alertait sur l’inégalité de l’accès aux soins en Chine pour faire face au Coronavirus, les régions les plus pauvres ayant le moins accès aux tests, soins et informations nécessaires pour se protéger. Comme aux États-Unis, le système de santé chinois est difficilement accessible pour les plus précaires – et même la classe moyenne n’y a pas facilement accès. De plus, le système favorise les citoyens vivant dans les grandes villes – au détriment des ruraux qui ne peuvent pas se faire soigner dans les hôpitaux des grandes villes, où le personnel est plus qualifié que dans les zones rurales.
En Italie, où le désastre sanitaire est aujourd’hui le plus fort en Europe, l’épidémie a mis en lumière, si besoin était, les inégalités toujours très fortes entre le Nord et le Sud. Si bien que de nombreux experts estiment que si l’épidémie touchait le Sud de la même manière que le Nord, le désastre sanitaire serait bien plus important. Sur France Culture, Ludmila Acone, docteure en histoire à Paris 1 et spécialiste de l’Italie, affirme ainsi: «Dû à ces inégalités, si ce qui s’est passé en Lombardie arrivait dans le sud, la situation serait gravissime.»
La France n’est, elle non plus, pas épargnée par ce constat. La grave crise de l’hôpital public, son manque de moyens et de personnels, ses dures conditions de travail, la course à la rentabilité et à la rationalisation des coûts (inspirée du management privé): tout cela est rendu encore plus visible avec la crise du coronavirus. Même Emmanuel Macron a dû s’y résoudre dans son allocution télévisée du 12 mars: «Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché.»
La question du télétravail, promue par le gouvernement, est également loin d’être neutre. Car s’il est aisé pour un cadre de travailler à distance de chez lui, quid d’une caissière, d’un ouvrier, d’un chauffeur-routier? C’est d’ailleurs l’origine d’un mouvement de grève des ouvriers en Italie depuis la fin de la semaine dernière, qui protestent contre un décret du gouvernement qui impose le télétravail mais qui dans le même temps oblige les usines à rester ouvertes. Mot d’ordre de ce mouvement de grève transalpin: «Nous ne sommes pas de la chair à canon.» En France, PSA et Michelin ont annoncé fermer leurs usines, mais ce n’est pas le cas de tous les industriels. Là encore, tout le monde n’est pas égal face au coronavirus.
On pense également, avec la fermeture des restaurants, au boom à prévoir des livraisons à domicile, mettant en danger les milliers de livreurs qui devront faire le trajet jusqu’aux clients confinés chez eux. Alors certes, certaines entreprises comme Frichti ou Uber Eats ont décidé de mettre en place un système de livraison «sans contact», mais la réalité est que les livreurs sortiront toujours dehors, prenant ainsi des risques pour leur santé que d’autres ne prennent pas. Même constat pour les chauffeurs VTC qui seront certainement sur-sollicités dans les grandes villes et qui verront donc le risque de contamination multiplié. Quant à la fermeture des écoles, c’est une mesure évidemment nécessaire mais qui là encore favorisera les plus aisés (qui ont les moyens d’une éducation à domicile) au détriment des plus pauvres. On pense aussi à la difficulté, pour les chômeurs, de trouver un travail dans cette période apocalyptique, où la France entière est à l’arrêt. Enfin, comment ne pas avoir une pensée pour les SDF qui, eux, ne peuvent pas se « confiner » ou « rester chez soi ».
Sans être trop naïfs, on peut espérer qu’une crise d’une telle ampleur agisse comme un déclencheur et amène certains pays à se réformer en profondeur. Le fait que la réforme de la couverture santé est un des thèmes majeurs de la campagne démocrate américaine n’est pas un hasard. Trump lui-même, depuis quelques jours, assure les Américains qu’il fera en sorte que tous puissent être traités et testés de la même manière. En France, après des mois de surdité, Emmanuel Macron semble redécouvrir les immenses besoins de l’hôpital public à l’aune de la crise du coronavirus. L’inaction – et l’inutilité – de l’Union européenne dans cette crise est également soulignée par l’immense majorité des observateurs – ce qui, là encore, peut amener à une certaine prise de conscience une fois la séquence terminée.
Enfin, la question de frontières – et de la mondialisation – se repose à nouveau, après que de nombreux pays dans le monde ont annoncé la fermeture de leurs frontières et que de nombreux observateurs pointent la mondialisation et son fonctionnement comme un accélérateur de la pandémie. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », disait le poète allemand Hölderlin. C’est peut-être la seule raison de ne pas désespérer de cette crise – bien qu’il soit trop tôt pour savoir si le monde tirera ou non les enseignements du drame que nous vivons aujourd’hui. ■
Les gouvernants laissent passer la tempête mais reviendront dans leur petite vie sans changement. Nous sommes régis par de personnes qui n’aiment pas leur peuple.
Vraiment navrant