Par Pierre Debray.*
Cette étude reprise de Je Suis Français (1983) est une suite à paraître ici au fil des jours de la semaine sauf le week-end. Une fois opérés les correctifs contextuels qui découlent du changement d’époque, elle constitue selon nous une contribution magistrale à la réflexion historique, économique, sociale politique et stratégique de l’école d’Action Française.
I. Les leçons du passé
Nul ne conteste désormais l’existence d’une crise qui affecte les trois mondes, les pays « socialistes » aussi bien que les pays « capitalistes », qu’ils soient « développés », « en voie de développement » ou « sous-développés ».
Qui plus est, l’incapacité des responsables politiques à proposer des solutions efficaces commence à être perçue par l’opinion. Le pouvoir socialo-communiste en est venu à prescrire les médecines du docteur Barre, en espérant que les syndicats avaleront de meilleure grâce la potion. L’opposition parlementaire ne se trouve pas dans une situation plus confortable. Elle n’a rien à proposer, que d’ajouter un peu de sucre à la potion. Ce qui la réduit à fédérer les mécontentements.
Pour une ,Stratégie
de l’espérance
Si une école de pensée parvenait à définir une stratégie cohérente, crédible, qui offrirait des chances raisonnables de sortir de la crise, elle rallierait des jeunes privés d’avenir, désabusés des idéologies, en quête d’espoir et deviendrait (ou redeviendrait) une force politique, pour autant qu’elle sache se donner les instruments modernes de diffusion des idées. Nous disposons d’une méthode qui nous permet de formuler un diagnostic, donc de trouver, à condition de faire preuve d’assez d’imagination, le remède. Ce qui n’est le cas ni des politiciens, socialistes ou libéraux, ni du parti intellectuel, prisonniers des schémas du XIXe siècle et de ce fait impuissants à saisir ce que la crise actuelle a de radicalement différent de celles du passé (et, en particulier de la crise de 1929).
Seul Rostow avait fugitivement perçu dès 1960 (dans « the stages of economic growth » que notre société industrielle approchait de sa maturité, et cessait « de considérer le progrès constant de la technique moderne comme l’objectif premier ».
L’utilité marginale des biens de consommation tend à diminuer dans un monde qui cherche des « formes de satisfactions nouvelles », d’ordre culturel. Mais Rostow n’en a pas tiré les conséquences, faute d’avoir cherché dans le passé des précédents, susceptibles d’éclairer notre présent.
Il est vrai que pour lui, comme pour la .plupart des économistes, notre présent n’a pas de précédent historique. Nous vivrions une aventure si radicalement nouvelle que le passé ne saurait nous instruire. Il n’y aurait pas eu de révolution industrielle avant le milieu du XVIIIe siècle et nos ancêtres auraient vécu dans une société réputée « traditionnelle », sans rapport avec la nôtre.
Lewis Mumford avait pourtant dans un livre capital, « technics and civilization », établi que le Moyen Age avait connu une révolution industrielle, qui était entrée au XVe siècle dans sa phase de maturité. Mais Mumford avait le tort de s’avouer disciple de Frédéric Le Play.
La Révolution industrielle du Moyen-Age
Notre école historique, sous l’impulsion de Marc Bloch a réalisé, dans la connaissance du Moyen Age, de remarquables progrès que commencent à populariser les ouvrages de vulgarisation de Régine Pernoud, et de quelques autres.
Nous disposons d’une synthèse passionnante, « Guerriers et• paysans » de Georges Duby (chez Gallimard), livre capital, même s’il s’arrête au Xlle siècle et de monographies (ainsi « Gênes au XVe siècle » de Jacques Heers, chez. Flammarion) qui nous permettent de saisir, dans son développement organique, la révolution industrielle qui démarre à la fin du XIe siècle. Trop systématique et, par une réaction prévisible, passant de l’excès d’indignité à l’excès d’honneur, le livre de Jean Grimpel, « la révolution industrielle du Moyen Age » (au Seuil) par son titre même est révélateur.
La « phase de démarrage » reste là même au XIe et au XVIIIee siècle : un progrès relativement rapide de la production agricole, avec, pour conséquence obligée, une pression démographique. Pour l’avoir oublié, les nomenklaturistes soviétiques et leurs émules du tiers-monde se sont condamnés à l’échec.
Il faut d’abord nourrir les gens et les habiller. Un certain nombre d’innovations techniques vont provoquer l’essor de la paysannerie. Au Moyen-Age, elles relèvent, comme au XIXe siècle, des forgerons. Des peuplades germaniques possédaient une métallurgie embryonnaire qui fut pour beaucoup dans les défaites qu’ils infligèrent aux romains. Au Xe siècle, la charrue se substitue, à l’araire. Coutre, soc et versoir sont. revêtus de métal. Des haches plus solides permettent le défrichement, prodigieuse conquête qui transforme l’Europe, selon l’heureuse expression de Grimpel en Far West. De véritables entrepreneurs, les ministériaux, apparaissent, qui conduisent, pour le compte de seigneurs ou d’abbayes, des équipes de travailleurs.
Mais surtout, le Moyen-Age dispose de sources d’énergie beaucoup plus abondantes que le monde antique. L’Europe se couvre de moulins à eau puis à vent. L’on construit même des usines marémotrices. Le charbon est déjà exploité, même si l’on ne fore encore que superficiellement les puits
dépassant rarement 15 mètres. En 1325, un bateau arrive à Pontoise, chargé de charbon de Newcastle et repart avec une cargaison de blé. L’attelage, l’usage du harnais et l’énergie animale, elle aussi mieux employée, facilitent labours et transports. les fers à cheval sont fabriqués à l’échelle industrielle. Quand Richard Cœur de lion part en croisade, il en commande 50.000. Ainsi la métallurgie contribue comme au XIXe siècle, avec la moissonneuse, au développement de l’agriculture.
Comme au XIXe siècle encore, le textile sera à l’origine de l’essor industriel et pour la même raison. Une paysannerie mieux nourrie, disposant d’un surcroit de récoltes qu’elle vend, plus nombreuse aussi, représente un marché et réciproquement la production de masse, qui se développe, lui fournit de nouveaux débouchés, la laine, en particulier. D’où l’amélioration des races de moutons. Mais rien n’aurait été possible sans une avant-garde, qui jouera le rôle qu’exerceront au XIXe siècle ces fils d’artisans ruraux, partis à la ville, dont le dynamisme social se mettra au service du machinisme. Certes, les motifs sont bien différents. Les cisterciens ne cherchent pas la réussite mondaine. Ils la fuient. Soucieux de dépouillement évangélique, de solitude et de silence, ils s’enfoncent au cœur des massifs forestiers. Ils défrichent et. pour survivre, innovent. L’Europe leur doit ses grands vignobles, à commencer par le célèbre clos Vougeot. L’abbaye allemande d’Eberbach envoyait par bateaux 215.000 litres de vin aux détaillants. Agriculteurs, les moines sont aussi métallurgistes. Leurs forges, équipées de marteaux hydrauliques devenaient des usines. On s’en rend compte à Royaumont.
Au XVème siècle, l’Europe dispose de ressources énergétiques cent fois supérieures à celles de la Rome antique. Les deux industries de base, métallurgie et textile ont atteint un niveau technique qu’elles ne dépasseront que dans le dernier tiers du XVIIIème siècle. Les soufflets hydrauliques, destinés à activer la combustion, apparus en 1323 permettent la construction de hauts-fourneaux. Vers 1380 la fonte est découverte, les métallurgistes savent fabriquer le fil d’acier, mais aussi des canons. Ils multiplient les machines (la pompe aspirante et foulante, foreuses, aléseuses, système bielle, manivelle) tout comme les objets les plus usuels (l’aiguille d’acier. les clous et les boulons).
Le textile évolue tout aussi vite. Au XIIe siècle se généralise en Flandre et en Champagne le métier horizontal à pédale, qui remplace le vieux métier vertical des gynécées. Mise en action par deux personnes, cette machine permet de fabriquer des pièces d’étoffs beaucoup plus larges et surtout de qualité constante. Outil de professionnels, elle quintuple la productivité. Le moulin à foulon, qui remplace les hommes, ce qui provoquera d’ailleurs des émeutes ouvrières, fonctionne grâce à l’énergie hydraulique. Ie rouet à pédale (vers 1380) qui améliore le simple rouet apparu au siècle précédent, puis le fuseau à ailettes sont autant d’améliorations qui permettent aux fileurs de rattraper les tisserands. Dans la Gênes du XVIe siècle, nous constatons l’existence d’un capitalisme industriel – qui est assurément très dispersé. Cela tient aux sources d’énergie : les forges, les tissages, les papeteries sont liées aux moulins à eau. D’où une multitude de petites unités de production, encore que certaines emploient plusieurs centaines de travailleurs. Que l’on ne s’y trompe pas néanmoins, le stade de l’artisanat est dépassé depuis longtemps. Un même propriétaire possède, seul ou en commandite, de nombreux moulins ou plusieurs forges. Au demeurant, les petits entrepreneurs travaillent d’ordinaire, en sous-traitance. En fait, l’industrie génoise est dominée par un capitalisme financier qui a su forger les techniques bancaires (lettre de change. chèque, dépôts) et juridiques, que le XIXe siècle se contentera d’affiner et de généraliser. Ie capitalisme, qu’ignorait le monde antique, naît au Moyen-Age et I ‘Eglise, quoi qu’on en ait dit, n’y fait pas obstacle. La notion de juste prix qu’elle défend s’oppose aux coalitions et aux monopoles, qui entravent la libre concurrence. Par l’idéal .ascétique des cisterciens, qui annonce celui des entrepreneurs du XIXe siècle, elle s’est placée à l’avant-garde du progrès technologique. L’invention de l’horloge mécanique est-elle due, comme le prétendait Mumford, aux bénédictins ? Sans doute pas. Mais comment ne pas l’approuver quand il affirme que « la machine-clé de l’âge industriel moderne, ce n’est pas la machine à vapeur, c’est l’horloge… Permettant la détermination des quantités exactes d’énergie (donc la standardisation) l’action automatique et finalement son propre produit, un temps exact, l’horloge a été la première machine de l’époque moderne ». Le temps devient une quantité et l’automatisme commande à l’activité des hommes. (À suivre, demain jeudi) ■
* Je Suis Français, 1983
Lire aussi notre introduction à cette série…
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