Par David Brunat.
En reprenant ici cette tribune publiée hier sur FigaroVox nous aventurons-nous sur des terrains futiles, fût-ce un weekend ? eh ! bien, nous ne le croyons pas du tout. La vie en société est faite aussi pour savourer le Beau et le Bon dont la gastronomie est l’une des facettes, et jouir des bénéfices de la civilité, de la conversation, de l’amitié. David Brunat le dit fort bien et l’oublier serait faire de l’Art politique, un exercice du dessèchement. Alors, va pour cet article, au demeurant fort bien écrit et pensé. Les royalistes évoqueront le Vive Henri IV où l’on proclame aimer le bon vin.
On comprend aisément que les Français ne soient pas dans leur assiette.
Le restaurant est une des plus belles conquêtes de l’homme moderne.
Inventé peu ou prou au siècle des Lumières, du moins dans la forme qu’on lui connaît de nos jours, il a pris son envol au XIXe siècle en s’appuyant sur l’émancipation des moeurs, la démocratisation (relative) de la haute cuisine et la naissance de l’hôtellerie de luxe. Destins croisés et indissociables, union sacrée entre les arts de la table et l’art de recevoir dans les établissements d’hébergement.
Ce modèle de complémentarité entre l’assiette et un toit, la restauration et l’accueil, la fête des saveurs et l’hospitalité en chambre a souvent été décrit par les spécialistes. Le plus bel exemple de cette fertilisation croisée? Un duo mythique formé à la Belle Epoque. Entre César Ritz et Auguste Escoffier.
Entre le visionnaire empereur des palaces et le roi des cuisiniers, phare indépassé de la gastronomie moderne, inventeur du grand restaurant (avec sa batterie de cuisine, ses menus à prix fixe, sa science du dressage et du service et surtout sa cuisine esthétique, diététique et sensible aux terroirs), codificateur du bon goût dans l’assiette des riches et des moins riches (Escoffier inventa mille recettes pour les bourses modestes). Et saint patron de tout ce qui se mange de bon, de goûteux, d’authentique.
C’est peu dire que, dans cette aventure séculaire des papilles, la France joua un rôle crucial, éclatant, presque archétypal. Ses chefs ont été, et continuent à être, des ambassadeurs incomparables de notre pays, terre d’élection de la bonne chère même si l’excellence gastronomique s’est mondialisée et que la prééminence hexagonale en la matière nous est vigoureusement disputée.
Et qu’on n’aille pas s’imaginer que les grandes tables des grands palaces n’aient jamais servi qu’à remplir des panses fortunées. Un peu comme les innovations technologiques testées en Formule 1 ont vocation à profiter aux voitures de monsieur-tout-le-monde, ce qui fut mis au point dans les établissements pour nababs influença et transforma la cuisine de tous les jours. Escoffier, encore lui, contribua à créer le bouillon Kub et il promut de nombreux plats très bon marché à base de riz ou d’aliments peu prisés comme … la morue.
Or, cet univers d’excellence et de régalades aux nuances nutritives et sociales infinies a l’estomac qui crie famine depuis l’éclatement de la crise sanitaire. Cet ennemi implacable des gourmets. La fermeture des restaurants, de tous les restaurants sans exception, glace le cœur d’une langueur assurément monotone. Triste et interminable hiver …
C’est une fort grande famille que celle de la restauration. Bien des métiers, bien des savoir-faire, bien des façons de faire et de déguster s’y côtoient et se fondent les uns dans les autres. Certes, les humains ne vivent pas que pour manger, ils ne sont pas seulement ventre et tube digestif, dents qui broient, boyaux qui digèrent et forces qui expulsent. Mais l’Ecclésiaste, conscient de la valeur des nourritures terrestres, ne dit pas sans raison «qu’il n’y a pas de bonheur pour l’homme sous le soleil que de manger et boire et se réjouir.» Raison supplémentaire de s’attrister de la fermeture des restaurants …
Et puis il y a plusieurs demeures dans la maison des gastronomes: il y en a même pour tous les goûts, tous les palais, tous les styles, toutes les géographies. Auberge, brasserie, bistrot, relais routiers, tables d’hôtes, wagons-restaurants, cantines et autres cafétérias, tavernes, cambuses, troquets, etc. sont les lieux affectionnés de ces agapes, destinées à être partagées. Car, comme ceux de la chair, les plaisirs de la chère sont meilleurs à plusieurs et rien n’est triste comme de dîner seul.
Le restaurant entretient et illumine la vie en société. La gastronomie est un art de la civilisation. Elle ne sert pas seulement à se nourrir mais aussi à converser. Et à célébrer des moments particuliers dont elle rehausse la valeur ou l’agrément. Inviter des amis ou des clients au restau, quoi de plus naturel? Réserver une table ou une salle pour un anniversaire ou un événement heureux, quoi de plus plaisant? S’y rendre juste pour savourer l’ambiance, discuter avec des inconnus en échangeant de bonnes recettes ou des tuyaux sur la manière de préparer tel ou tel plat, sans oublier d’arroser le geste avec la parole culinaire: quoi de plus réjouissant ?
Eh bien, c’est tout cela dont il faut faire aujourd’hui son deuil en rongeant son frein et ses papilles. Rien d’autre à se mettre sous la dent que des plats à emporter. Triste viatique quand on aime non seulement se restaurer mais aussi se récréer – et peut-être également se recréer – en passant un bon moment au «restau» avec des amis, un conjoint ou une petite amie, avec ses enfants ou ses parents, avec des collègues de travail ou qui vous voudrez.
Depuis que les établissements ont dû baisser à nouveau le rideau, combien de contrats qui n’ont pas été signés après un bon repas plantureux, combien de rencontres amoureuses ou amicales qui n’ont pas eu lieu, combien de réunions de famille ou de dîners de groupes reportés à plus tard, à on ne sait quand, en tout cas à une échéance lointaine? Perspective dont la tristesse est redoublée par les épreuves auxquelles les professionnels de la restauration doivent aujourd’hui faire face.
Et pendant ce temps-là, le risque demeure de se faire rouler dans la farine par les hommes ou femmes politiques (traînant ou non des casseroles) nous demandant de faire des sacrifices sans mettre eux-mêmes la main à la pâte tout en donnant ad libitum l’impression de pédaler dans la choucroute.
Aussi comprend-on aisément que les Français ne soient pas dans leur assiette. Restaurer la confiance dans ces conditions? Bonne chance! Puisse cette hypothétique restauration de la confiance, pour laquelle il n’existe aucune recette miracle, aller de pair avec la réouverture des restaurants. Et le plus tôt sera le mieux.
Hommage, courage et chapeau bas à tous les restaurateurs de notre pays, aux chefs, maîtres queux, chefs de partie, responsables de salle, commis, aides de cuisine, etc. (sans oublier les sommeliers!) à qui nous devons tant de plaisirs et d’émotions, et qui sont aujourd’hui privés de l’exercice de leur noble art. ■
Ancien élève de l’École normale supérieure et de Sciences Po Paris, David Brunat a été membre de plusieurs cabinets ministériels. Consultant associé chez LPM Communications, il est également écrivain. Auteur d’une dizaine d’ouvrages, il a notamment publié «Pamphlettres» (Plon, 2015), «Giovanni Falcone: Un seigneur de Sicile» (Les Belles Lettres, 2017) et «ENA Circus» (Éditions du Cerf, 2018).
Très juste cet article, merci !