Une controverse sur Nietzsche a agité récemment les commentaires. Essentiellement entre Patrick Haizet, Thulé et Antiquus.
Antiquus s’est souvenu qu’une étude sur Nietzsche, plutôt favorable, avait été publiée dans la presse royaliste provençale des années 70. En fait, il doit s’agir de l’article paru dans l’Ordre Provençal, en mars 1975.
Nous avons jugé intéressant de reproduire ledit article, signé de Louis-Joseph DELANGLAGE, aujourd’hui lecteur et, sous une autre signature, collaborateur de notre blog ….
Relire Nietzsche !
Son nom seul symbolise pour beaucoup une philosophie trop souvent difficile, voire impénétrable, tandis que pour d’autres il reste avant tout le prophète génial de certaines idéologies du siècle. Sans doute y a-t-il du vrai dans les deux cas. Mais qu’importe ? Au delà des messages mal interprétés et en deçà des arcanes d’une pensée réservée aux seuls initiés, il nous semble qu’il y a place pour un autre Nietzsche, vivant et proche de nous : un Nietzsche contre-révolutionnaire !
Certes, il serait vain et prétentieux de vouloir procéder ici à une sorte de compte rendu exhaustif. Dans notre esprit, il s’agit seulement de jalons de route, de temps forts, dans la lecture d’un auteur particulièrement attachant. Retrouver dans son œuvre quelques grands thèmes réactionnaires, voilà semble-t-il un sujet digne d’intérêt.
Réactionnaire, Nietzsche l’est d’abord par toutes les fibres de son être. Ce qui frappe tout de suite chez lui, c’est qu’il se veut un héritier de l’Allemagne « française » du XVlllème siècle. L’histoire a pu marcher, l’influence de notre pays a pu être violemment combattue par la Prusse impériale, Nietzsche n’est pas dupe. Son œuvre est constellée de remarques et d’aphorismes qui exaltent la France et lui reconnaissent en Europe une place privilégiée dans le développement de la civilisation. Ainsi a-t-il porté ce jugement sans appel, digne du plus réactionnaire des historiens français :
« Tout ce que l’Europe a connu de noblesse — noblesse de la sensibilité, du goût, des mœurs, noblesse en tous sens élevés du mot — tout cela est œuvre et création propre de la France, et la vulgarité européenne, la médiocrité plébéienne des idées modernes est l’œuvre de l’Angleterre » (1).
N’en déplaise à ceux qui cherchent à puiser en lui une sorte de germanolâtrie exacerbée, Nietzsche se montre avant tout soucieux de se rattacher à cette « France du goût » (2) que son cœur et sa raison reconnaissent comme un moment capital le l’histoire de l’homme.
Sa lucidité sur ce point est telle qu’il a poussé le génie — comme son compatriote Goethe — jusqu’à retrouver et épouser la « pensée de Midi », expression dont l’ambiguïté tombe si on veut bien lui assigner une courbe géographique qui va le l’Athènes antique au Martigues de Charles Maurras. Physiquement attiré par le soleil méditerranéen, Nietzsche se plaît à célébrer les « chevaliers poètes provençaux » du Moyen-Âge, « ces hommes magnifiques et ingénieux du gai saber à qui l’Europe est redevable de toutes choses et presque d’elle-même » (3). La Provence à l’aube de l’Europe : voilà une pensée claire et sans rapport aucun avec quelque exaltation germanique que ce soit.
L’écrivain et l’homme cultivé qu’il était n’a d’ailleurs jamais été un fervent du XlXème siècle romantique. Veut-on savoir à quel auteur français de cette époque allaient ses préférences ? A Stendhal, ce prince de l’intelligence ! On ne s’étonnera donc pas de trouver sous sa plume un adepte du classicisme le plus pur. Retrouvant la mesure grecque et l’idéal du XVllème siècle français, Frédéric Nietzsche a pu écrire que « le grand style naît lorsque le beau remporte la victoire sur l’énorme » (4).
Quelques années plus tard, Charles Maurras lui fera écho : « un instinct merveilleux […] a fait sentir [aux Grecs] que le bien n’était pas dans les choses mais dans la composition » (5).
Cet admirateur de la France, ce classique affirmé ne pouvait bien sûr que dénoncer et rejeter l’égalitarisme moderne. Son « aristocratisme » est sans doute l’aspect de son œuvre le mieux connu . Que n’a-t-on pas vu dans son surhomme ? Pourtant son élitisme reste de bon aloi. Il préfigure Barrès et Montherlant, beaucoup plus que le national-socialisme. Il s’inscrit dans la grande tradition des nations d’Europe et notamment de la France : « Les philosophes, les saints, et les artistes, voilà les hommes véritables, les hommes qui se séparent du règne animal » (6).
Ce spiritualisme évident dément par avance toute interprétation matérialiste et totalitaire de l’œuvre nietzschéenne : on se rappelle que la France restait pour lui la patrie d’élection de l’esprit. Élitisme de bon aloi, disons-nous, et à la résonance curieusement catholique : « seule la responsabilité fonde la grandeur de l’homme supérieur qui compte, au nombre de ses devoirs, ses « privilèges et leur exercice » (7).
On se doute que cette conception d’un univers vertical ne peut s’accorder avec les principes de la révolution de 1789. Quand il voit dans Rousseau le « premier homme moderne, idéaliste et canaille en une seule personne » (8), Nietzsche porte condamnation de tous les révolutionnaires – et retrouve du même coup la pensée claire et déjà classique de Montaigne sur les « idées supercélestes » qui ont pour conséquence des « mœurs souterraines ».
Prophète cette fois, mais à la manière d’un Jacques Bainville prévoyant en 1919 toutes les conséquences à terme du traité de Versailles, Nietzsche voit bien que le « règne de la justice et de la concorde » tant désiré par les idéologies de gauche se ramènera en fait à celui « de la médiocratie et de la chinoiserie » (9). Au demeurant point dupe de la dictature – dont Maurras montrera la filiation démocratique – Nietzsche a bien distingué également le caractère essentiel de tout César en herbe qui est d’être un chef de bande : Mussolini, Hitler, Mao et De Gaulle lui-même n’ont-ils pas été, avant de prendre le pouvoir, semblables à ce « Catilina, la forme préexistante de tout César » (10) ?
Nous voudrions clore cette brève étude sur une parole non pas d’espoir, mais de lucidité et de volonté quant à notre combat politique. L’histoire de notre mouvement, nous le savons, est une longue succession de défaites — depuis l’affaire Dreyfus jusqu’à l’Algérie française — avec laquelle contraste le génie d’un Maurras ou d’un Bainville. Or, Nietzsche est là pour nous dire que l’homme libre et responsable lutte, lutte sans cesse : « ce qui ne me fait pas mourir, me rend plus fort » (11).
Fière devise que nous devons faire nôtre.
Louis-Joseph DELANGLADE
(1) Par delà le Bien et le Mal (aph.153)
(2) Ibid (aph. 254).
(3) Ibid (aph. 260).
(4) Le Voyageur et son Ombre (aph. 96)
(5) Civilisation.
(6) Considérations inactuelles (III, 5).
(7) Par delà le Bien et le Mal (aph. 272)
(8) Le Crépuscule des Idoles (« Flâneries inactuelles », aph. 48).
(9) Le Gai Savoir (aph. 377).
(10) Le Crépuscule des Idoles (« Flâneries inactuelles », aph. 45).
(11) Ibid (« Maximes et Pointes », aph. 8).
Je me souviens de cet article au demeurant fort sympathique et intéressant, mais orienté par mon ami « Delanglade » dans une optique « politique et culturelle » forcément réductrice de la pensée de Nietzsche.
Même circonscrite à l’histoire, la philosophie nietzschéenne a plusieurs mérites. Elle démystifie et montre que, contrairement au providentialisme chrétien, l’univers n’est soumis à aucune toute-puissance qui lui imposerait une fin et que les hommes , c’est à dire certains d’entre eux, font eux-mêmes l’histoire.
Elle tente le dépassement d’un nihilisme sans préconiser d’évasion mentale vers les au-delà imaginaires, mais en acceptant un monde qui n’a pas de raison d’être tel qu’il est et de le vouloir même sans raison. Elle conçoit une doctrine, substituant à la morale à rendre esclave une morale à rendre libre.
Quelle lecture partielle de Nietzsche ! Comme si être un critique de la modernité faisait de vous un contre-révolutionnaire. Nietzsche ne remet pas en cause la Révolution, il la poursuit d’une manière plus fondamentale encore. Comment qualifier de contre-révolutionnaire celui toute l’oeuvre défend l’idée que la réalité est volonté de puissance et rien d’autre ?
On a tant écrit sur Nietzsche qu’il y atoujours quelque audace à se lancer dans l’entreprise. Les thèmes de sa pensée sont bien connus, mais il n’y a pas de mode d’emploi. Chacun y trouve ce qu’il recherche.
Mais plus que le thème du Surhomme ou de la Volonté de Puissance, c’est comme le rappelle notre ami Delanglade, sans doute l’image du Grand Midi qui doit nous retenir. Cette image qui dit que rien n’est inscrit d’avance, que rien n’est définitivement joué, que la roue peut à tout moment tourner dans tous les sens.
Dans ce thème du Grand Midi, transparaît un amour auquel s’oppose la haine du monde et la volonté de le corriger, le nihilisme du « dernier homme », de cet homme qui se contente de « vouloir le rien » (Jean-François Mattei parle d’un homme au « regard vide ») et l’humanité que Nietzsche nous convie à inventer.
Comme Maurras – et, sans-doute bien davantage encore – NIETZSCHE est « un continent ». Donc, on n’en traite pas de façon exhaustive l’espace d’un article – et encore moins d’un commentaire. Ce n’est pas, d’ailleurs, à quoi prétendait l’article de l’Ordre Provençal publié ici. Il dit explicitement le contraire.
« Comme dans l’Evangile, il y a, dans NIETZSCHE, tout et son contraire et c’est ce qui fait sa richesse ». Ce n’est pas moi qui le dis, le propos étant un rien provocateur, mais Gustave THIBON, au cours du dîner-débat qu’il tint à Marseille, avec Alain de BENOIST, en avril 1982, il y a tout juste trente ans…
Je ne partage ni la vision résolument greciste de Thulé ni le rejet radical de Nietzsche – et de l’article en question – par mars3306.
Ce qui, à mon sens, exprime le mieux ce que pourrait être notre point de vue sur NIETZSCHE est tout ce que Gustave THIBON a écrit et dit sur lui dans ses livres, ses conférences ou, simplement, dans les nombreuses conversations que les et les autres nous avons eues avec lui …
Comme son christianisme n’était pas fermé aux critiques que l’on peut en faire, qui portaient, pour lui, non sur son fond, mais sur ses caricatures; comme, pour ces caricatures, il était volontiers féroce; comme, d’autre part, son admiration de la Grèce et de l’héritage païen, à l’instar de Maurras et de Simone Weil, n’était pas, pour lui, contradictoire avec le christianisme ; comme, enfin, il voyait en Nietzsche, qu’il ne considérait ni comme un métaphysicien, ni même comme un philosophe, mais comme un puissant moraliste et, en un sens particulier, un spirituel et un mystique, l’admiration qu’il lui portait, l’influence que NIETZSCHE avait exercée sur lui, étaient toute naturelles et, si l’on veut connaître et comprendre NIETZSCHE, à mon avis, il serait utile de s’y reporter.
Il y a, d’abord, et surtout, le NIETZSCHE qu’il a publié chez LARDANCHET, en 1948. Mais l’on pourra aussi se reporter à ce qui est dit de NIETZSCHE par THIBON et de BENOIST lors du dîner-débat, dont la vidéo (de mauvaise qualité technique mais d’un contenu éblouissant) est disponible sur ce blog. Et puis, il y a, encore à mettre en ligne, un enregistrement audio de Gustave THIBON, réalisé par certain d’entre nous, à Saint Marcel d’Ardèche, vers la même époque, sur le thème suivant : « Que faut-il retenir de la philosophie de NIETSCHE ? ». J’espère que le jour viendra où lafautearousseau pourra le mettre en ligne. Je suis sûr que cet enregistrement nous évitera, à tous, tant que nous sommes, de parler trop vite de NIETZSCHE, lui aussi, à sa façon, un altissime….
Le « Nietzsche » de Thibon paru en 1948, s’intitule en fait « Nietzsche ou le déclin de l »esprit ». Préoccupé surtout par le face à face de Nietzsche avec le christianisme, Thibon lui reconnait en fait un « flair prodigieux pour déceler et pour mettre à nu toutes les formes frelatées de la religion » tout en lui reprochant sa « tragique cécité en face du fait religieux authentique ».
Dans Zarathoustra Nietzsche écrit : »La grandeur de l’Homme, c’est qu’il est un pont et non un terme […] J’aime ceux qui ne savent vivre qu’à condition de périr, car en périssant ils se dépassent ».
Nietzsche rejette d’emblée cette morale du renoncement à la vie et y répond par une sublimation de la vie. Gustave Thibon a-t-il perçu qu’en cela il ne s’opposait pas autant qu’il le croyait au christianisme?
Frédéric MISTRAL dit comme NIETZSCHE, lorsqu’il écrit les deux vers suivants :
E lou grand mot que l’ome óublido
Veleici: la mort es la vido !
De même que son apologie de l’égoïsme, qu’il définit comme « la capacité à se soumettre aux choses supérieures » s’apparente beaucoup à ce que BARRES, assez peu de temps après NIETZSCHE, appellera le « culte du moi », en un sens qui n’a, bien-sûr, rien à voir avec l’égoïsme contemporain. Toute cette génération d’écrivains, de philosophes et de poètes, (NIETZSCHE en était un) me paraît, en effet, avoir partagé, sur bien des points essentiels, une même sensibilité.
C’est ainsi que je rejoins Thulé – du moins dans son dernier commentaire.
Ainsi NIETZSCHE dit aimer « ceux qui ne savent vivre qu’à condition de périr, car en périssant ils se dépassent ». Et c’est là au moins l’une des composantes de la perspective chrétienne de la mort. Qu’on le veuille ou non, ne savoir vivre qu’à à condition de périr, pour se dépasser, est-ce que cela n’implique pas ce détachement, cette distance, par rapport à nous-mêmes et, en tant que telle, par rapport à notre propre vie, qui caractérisent le sentiment chrétien sur la vie et la mort ?
En ce sens, l’on pourrait risquer qu’il y a bien là une morale d’un certain renoncement à la vie, pourvu que ce soit pour se dépasser. Et c’est pourquoi je suis, pour ma part, persuadé que Gustave THIBON a fort bien perçu, en tout cas plus que beaucoup d’autres, en quoi NIETZSCHE ne s’opposait pas autant qu’on le croit généralement, au christianisme. Et, peut-être, pas autant qu’il ne le croyait lui-même.