Par Marc Obregon
À vrai dire, nous avons tout simplement aimé cet article écrit avec talent, dans une belle langue devenue si rare, et qui foisonne de réflexions justement posées, savamment construites, et, en définitive, assez complètes, pour pointer avec l’altitude voulue, la trame des sociétés modernes, ou postmodernes, du moins dans ce qui subsiste d’Occident, et, en particulier de notre France. N’en rajoutons pas trop : nous ne reprenons pas ici tout ou n’importe quoi, mais seulement ce qui nous semble mériter d’être lu et signalé. Ce qui alimente une pensée commune de résistance et de dissidence à l’égard du monde informe qui s’établit chez nous et nos semblables. Que cela vienne souvent de talents de jeune génération est une raison de plus pour s’y intéresser.
Ainsi, le gouvernement français a envoyé ses petits pages évangéliser le peuple ingrat : Macron entend « lutter activement contre le complotisme », c’est même devenu un « enjeu majeur ».
C’est sûr que depuis que les réseaux mettent au même niveau un tweet de Micheline et un tweet du président de notre Belle France, la vérité n’est plus ce qu’elle était. Mais ne doit pas imputer ce glissement tectonique du Vrai aux politiques eux-mêmes qui se sont engouffrés dans les réseaux avec une joie pubère et décomplexée ? Un président, un ministre, un journaliste politique doit-il « tweeter » ? Je viens d’un temps où les réseaux sociaux étaient encore considérés comme des trucs d’ados, des jouets électroniques pour gosses en manque de visibilité. Aujourd’hui, dans notre réel « désiloté » comme disent les consultants en agilité – payés 80k par an pour mettre des post-it dans les entreprises – il va de soi que la Vérité, c’est-à-dire le consensus cognitif qui relie à peu près tous les hommes, se désagrège au prix d’un réel segmenté, tronçonné en cellules individuelles, domestiques. Autant de mythologies personnelles qui se chargent de déconstruire peu à peu la confiance dans la réalité du monde, et pas seulement dans nos instances administratives ou politiques. Autant de vérités parallèles qui sabordent peu à peu le substrat social, historique, sur lequel nous avons patiemment fondé notre civilisation. A qui la faute ? Si le combat contre le complotisme prend des allures de chasse aux sorcières, c’est bien parce que chaque complotiste est le golem de la modernité, cette modernité que nos tech-entreprises et nos administrations de plus en plus décomplexées ont contribué à mettre sur le devant de la scène. En nous isolant du monde, de l’histoire, en transférant nos existences dans un placard à balais aux dimensions cosmiques, le pouvoir a congédié l’homme occidental : subjugué par le spectacle de la dromomanie généralisée, il n’a eu d’autre choix que de créer sa propre réalité, une sorte de mythologie infantile hâtivement bricolée autour de vieux fantasmes, mais surtout, à partir d’une frustration inédite. Car le babillement incessant des réseaux, le brouhaha continu des chaines d’informations, cette prise de parole constante qu’est devenue la place publique virtualisée, ultra synchronisée, a non seulement réduit la surface du globe mais a également comprimé le temps de l’histoire : impossible d’introduire quoi que ce soit désormais dans ce bloc d’informant ultra-synchrone à lui-même, ultra-automatisé, ultra-fractalisé. Le moindre doute s’y transforme en parodie de doute. Le moindre oubli se transforme en loi mémorielle. La moindre insulte se transforme en horions de la foule en délire. Le complotiste souffre de paramnésie tout autant que le politique qui s’affranchit du legs de l’histoire pour parvenir à ses fins. Derrière chaque complotiste, il y en cause un haut-fonctionnaire fébrile qui manipule lui-même l’histoire pour la faire rentrer au forceps dans son cahier des charges de petit énarque avide. Les complotistes, les bisons pas futés qui hantent les capitoles, les réseaux Qanon et les babouches brusquement revenues à un temps mythique où elles pouvaient profiter sans problème de leurs harems de chèvres angora : tous sont vos créations, ô Archontes de la Très Sainte Démocratie Libérale. La Vérité, elle, n’a jamais été démocratique : ce qui l’est, c’est sa pulvérisation en une myriade de discours contigus, de palabres et de syncrétismes artificiels qui forcent le trait, dissolvent les nuances dans le grand bain amniotique des forclusions numériques. « Nous devons réarmer nos démocraties contre ceux qui essayent de la faire tomber », affirmer Stanislas Guérini avec morgue, avalisant que sa démocratie à lui, c’est une sorte de gros flingue en manque de cartouches…Et sans comprendre que les démocraties modernes sont précisément ce qui font tomber la Démocratie. La post-démocratie panoptique dans laquelle nous entrons est une béquille truquée qui fait chuter l’Histoire à chacun de ses pas dans ce Nouveau Siècle Barbare. Si nos édiles fermaient leurs propres réseaux et projetaient leur regard plus loin, plus haut, si elles avaient encore quelque idée du Bien Commun et du destin national, alors il y aurait fort à parier que les tentations complotistes s’éteindraient peu à peu. Si nos élites pouvaient, ne serait-ce qu’un instant, cesser de mentir, d’ajuster, de modifier la réalité dans les athanors puants du discours officiel, alors les complotistes reviendraient à leurs marottes d’avant, la pêche à la ligne ou les jeux vidéo (en ligne). Si Guérini dénonce avec autant d’aplomb la « post-vérité » et les « fake news », qui font si peur au gouvernement, c’est bien parce qu’ils en sont les premiers producteurs : la post-vérité, c’est précisément l’homoncule démocratique, la conséquence de ce que Virilio appelait « « l’illuminisme électronique » et qui a transformé les sociétés modernes en vastes terrains de jeux, en bacs à sable où la réalité s’effondre cycliquement sous les gros doigts potelés de gouvernants en culottes courtes. Vna salus uictis, nullam sperare salutem* ■
* La seule chance de salut pour les vaincus est de n’en plus attendre