PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette tribune est parue dans Le Figaro d’hier samedi (23.1).
L’autocensure devient un moyen de survie, chacun sait désormais qu’il parle sous le contrôle de diffamateurs malveillants.
Il y a quelques jours encore, Xavier Gorce était le caricaturiste grinçant du Monde.
Certains l’aimaient, d’autre moins, mais tous convenaient de son talent, même s’il cédait de temps en temps aux délices de la diabolisation. C’est malheureusement son tour de découvrir que la gauche en vient toujours à bannir de ses rangs ceux qui ne marchent pas à son rythme. Un de ses dessins a heurté des utilisateurs des réseaux sociaux et la direction de l’autoproclamé journal de référence a décidé de le désavouer, en s’excusant de l’avoir publié, en plus de s’agenouiller devant ceux qui auraient été vexés par la caricature, pour faire un acte de contrition. Après avoir idéologiquement péché, ils ont récité leurs prières, en jurant de ne plus recommencer.
Le dessin était assurément du plus mauvais goût, et pouvait très légitimement heurter, mais le vrai scandale se trouve néanmoins dans la capacité qu’a aujourd’hui la meute numérique d’imposer un code de conduite aux journaux en provoquant un tsunami médiatique. Le caricaturiste a décidé de démissionner, en rappelant que la liberté d’expression n’est pas à géométrie variable. On ne peut que saluer son courage.
À certains égards, cet événement s’ajoute à la récente affaire Finkielkraut, qui a révélé à quel point les réseaux sociaux transforment les conditions mêmes de la parole publique. Rappelons les événements, puisque leur présentation médiatique a été odieusement tronquée par des activistes. On s’en souvient, le philosophe, dans sa chronique à LCI, s’est penché sur le scandale sordide entourant Olivier Duhamel. Naturellement, et avec la plus grande fermeté, il a témoigné de l’horreur qu’il lui inspirait. Il a ensuite cherché à éclairer cette affaire en essayant de la saisir dans sa singularité, sans s’interdire aucune interrogation, même choquante. On peut très légitimement juger qu’il s’est égaré dans son raisonnement, et refuser clairement de l’y suivre, mais nul n’est en droit de lui faire dire le contraire de ce qu’il a dit et de lui prêter la moindre complaisance à l’endroit de la pédophilie.
C’est pourtant ce qui s’est passé sur les réseaux sociaux, où domine aujourd’hui la culture de l’extrait. On connaît la méthode: un passage décontextualisé d’une intervention médiatique est balancé sur Twitter. Il a pour fonction de faire le buzz ou, mieux encore, de créer le scandale, comme si les chaînes de télévision jugeaient désormais de leur succès en fonction de leur capacité à provoquer des vagues sur internet. Cet extrait peut aussi être sélectionné par des groupes militants qui y voient l’occasion de monter un procès. L’extrait devient dès lors le cœur du passage télé et sert de matière à la création d’une polémique dont tous se mêleront sans avoir pris connaissance de l’ensemble du propos. Plus rien n’existe au-delà de ce segment qui devient désormais une pièce à conviction.
Cédant hélas à la panique causée par la tempête médiatique, LCI a retiré de son site internet l’ensemble de la chronique du philosophe, comme si la chaîne d’info consentait désormais à l’interprétation des propos du philosophe qu’en ont faite les médias sociaux. En d’autres mots, l’intervention complète de Finkielkraut n’existe plus. Il ne reste qu’un segment décontextualisé de la chronique d’origine, réinterprété par ses accusateurs qui ont désormais le monopole de la définition du contexte l’entourant. Comment ne pas y voir une forme particulièrement perverse du «fake news» qui relève de la falsification intégrale du réel et engendre la fabrication d’un monde alternatif ?
Guerre aux réputations
Cette culture de l’extrait accorde à n’importe qui la possibilité d’instrumentaliser une déclaration pour condamner à la potence celui qui y sera réduit. Ces condamnations sont censées avoir valeur d’exemple. Le prix à payer pour aborder l’actualité sous un autre angle vaut la peine de mort sociale. L’autocensure devient un moyen de survie dans l’univers numérique: chacun sait désormais qu’il parle sous le contrôle de diffamateurs malveillants.
Comment tenir tête à cette tendance qui relève de la guerre aux réputations et qui se concrétise à travers le chantage publicitaire? Car tel est souvent l’enjeu: l’intellectuel diffamé devient infréquentable, et la chaîne qui l’embauche est dès lors accusée de se montrer complice d’une parole haineuse. Elle devra s’en détacher si elle veut éviter l’asphyxie financière. L’appel au courage ne suffira pas, même si l’on peut souhaiter que les élites de tous les milieux cessent de consentir aux réseaux sociaux un quasi-monopole sur la définition du sens des événements. Comment s’affranchir de leur tyrannie et de leur capacité à reformater l’espace public ? Se posera tôt ou tard la nécessaire confrontation avec les empires numériques, qui assujettissent à leur logique la démocratie, et qui devront être démantelés comme les trusts le furent en d’autres temps. Aucune remise en question de la «cancel culture» n’en fera l’économie. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
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