Cet article particulièrement intéressant est paru dans le Figaro du 20 janvier. De Régis Debray à Olivier Rey, Mahieu Bock-Côté, Bérénice Levet et bien d’autres que nous suivons avec régularité, dans JSF, l’éloge des frontières, des limites, des racines, des appartenances, est devenu monnaie courante. Sans remonter à Simone Weil et Hannah Arendt. Cet éloge récurrent pourrait d’ailleurs fonder une écologie enracinée, débarrassée de l’idéologie gaucharde qui l’a investie et revenue du côté des pensées de la Tradition. Zemmour opère ici, à partir de l’ouvrage de Monique Atlan et Roger-Pol Droit récemment paru, les distinctions nécessaires. Elles sont d’une précieuse utilité. On notera aussi, une fois de plus, sa familiarité avec l’école d’Action française. La nôtre.
« Accepter le sans-limites, c’est accepter l’inhumain. »
C’est le «truc» préféré des gens de gauche. Quand ils veulent descendre du train fou du progressisme, ils ne peuvent se contenter d’actionner le signal d’alarme à la manière d’un simple conservateur.
Alors, ils inventent une fausse équivalence, une fausse opposition en miroir, deux extrémismes qu’ils rejettent également, entre lesquels ils trouvent une voie moyenne, raisonnable et modérée. Ainsi, les Républicains de gauche, qui ne supportent plus de côtoyer les indigénistes et autres islamo-gauchistes, se prétendent pris en tenaille entre deux identitarismes, celui qui défend la nation française et celui qui veut la détruire. Et comme ils restent de gauche, ils ne se privent pas de faire la morale à ceux – les méchants conservateurs ou réactionnaires – qui ont seulement eu le mérite et le courage d’être clairvoyants bien avant eux. C’est comme si les résistants communistes et socialistes de 1942 avaient fait la leçon (républicaine, bien sûr) aux militants monarchistes de l’Action française qui avaient rejoint de Gaulle à Londres dès 1940 (d’ailleurs, c’est ce qu’ils ont fait !).
Monique Atlan est journaliste et rédactrice en chef de France 2 ; Roger-Pol Droit est philosophe et éditorialiste au Monde: deux figures emblématiques du clergé médiatique. Alors, quand ces deux-là entendent restaurer les limites dans une époque qui les nie, ils prennent soin de mettre dans le même sac d’opprobre, «homo illimitatus» et «homo limitans», celui qui efface les limites avec celui qui veut les rétablir. Et pour que leurs anciens amis les comprennent bien et ne les rejettent pas comme apostats, ils enfoncent le clou. Ils ne sont pas de cette engeance qui veut bêtement «les renforcer (les limites), les durcir, les réinscrire, avec plus de force et de netteté qu’auparavant. (…) Homo limitans n’est pas uniquement conservateur. Il devient, au sens propre du terme, réactionnaire. (…) La même radicalité travaille et unit ces deux opposés car limites pensées selon l’unique logique du “tout ou rien”.»
Ce n’est pas le cas de nos deux auteurs, qui, eux, ont une ambition plus haute: «Ce regain d’intérêt pour les limites, nous souhaitons l’accompagner, mais en le remettant, si possible, sur une meilleure voie.»
Mais si nos bons maîtres ont le culot de rééduquer ceux qui ont vu clair avant eux, il faut reconnaître qu’ils le font avec une culture et un sens pédagogique indéniables. Ils divisent l’histoire de l’Occident en trois grandes périodes: l’Antiquité, qui a le respect vétilleux des limites (elles viennent des dieux, et les hommes qui les transgressent sont châtiés) ; la modernité, à partir de la Renaissance, où les hommes devenus individus transgressent toutes les limites (religieuses, géographiques, scientifiques, politiques, etc.) ; la postmodernité, enfin, c’est-à-dire notre époque, où toutes les limites, toutes les frontières, qu’elles soient géographiques, commerciales, culturelles, sexuelles, voire culinaires, sont systématiquement détruites et effacées, afin de communier dans un grand tout de la fusion et de la confusion.
Rien de mieux que l’étymologie pour comprendre ce qui se joue: «krinô en grec veut dire à la fois séparer, distinguer, trancher, décider, juger. Séparer pour éclairer et donc choisir, décider.» De même dans la langue de l’Ancien Testament: «Le verbe lehavdil signifie à la fois séparer, distinguer et discerner. Une seule et même opération. (…) L’acte créateur est toujours un acte de séparation, de discernement.»
Nos deux auteurs nous emmènent dans une «promenade philosophique», comme dit l’éditeur, qui s’avère passionnante. On va d’Épictète à Freud, en passant par Hegel, Nietzsche et Foucault, ou même la philosophie indienne. Avec Freud, on comprend que «devenir un individu consiste à passer de l’illimité indistinct aux limites, de l’océanique au terrestre, du tout aux singularités». Avec Nietzsche, que «les héros grecs avaient un vif souci des limites car ils avaient des désirs puissants et chaotiques. (…) Le mépris de nos contemporains pour l’idée de limite révélerait une panne du désir.»
Bien que nos auteurs nous interdisent de l’accuser (!), on saisit assez aisément que la pensée de Michel Foucault est une borne essentielle de cette déconstruction qui conduit à la destruction de l’humain.
Il semble que notre époque s’arrache enfin à cette fascination morbide du refus de toute limite. La vogue de l’écologie est «tout entière du côté des limites». La remise en cause de la mondialisation aussi. Les leçons du Covid. De peur de passer pour «populistes», nos auteurs n’évoquent qu’en passant les questions migratoires ou les querelles autour du genre. Mais certaines formules nous font deviner leur véritable pensée: «Séparer, c’est créer. Tout acte créateur est d’abord un geste de séparation qui donne forme. Célébrer la séparation, sans laquelle rien de réel ni humain ne serait possible, redevient urgent et nécessaire. (…) La limite n’est pas la cause de la séparation, mais son effet. La séparation est première, la limite seconde.»
On a compris. En dépit de toutes les précautions, Atlan et Droit militent activement pour le retour des limites, des interdits. Le fameux slogan de Mai 68 «Il est interdit d’interdire» leur paraît criminel. «Accepter le sans-limites, c’est accepter l’inhumain.» «Il faut faire l’éloge de l’interdit, osent-ils. C’est la responsabilité première d’instaurer des limites qui doit d’abord être réendossée.»
Dommage qu’ils gâchent tout par pusillanimité, car ils ajoutent aussitôt : « Les limites sont indispensables et vitales, mais certainement pas de manière autoritaire et rigide. Ni en imaginant des retours en arrière. (Il faut) retrouver le sens des limites (…), [mais] une limite indéfiniment négociable, déplaçable, réinscriptible. Pour nous la limite est indéfiniment mobile, toujours en travail.» Bref, ils rêvent d’une limite qui n’en soit pas une puisqu’elle change à volonté ; un interdit qui n’est plus interdit puisqu’il est négociable. «La limite n’est plus une ligne frontière, mais zone de négociation.» Un livre qui vante si finement la notion de limite pour mieux la subvertir. Une pensée qui ose rétablir la légitimité de l’interdit pour mieux la délégitimer, par peur d’assumer l’autorité et une véritable politique de restauration, même si personne n’ignore que rien ne reviendra comme avant. Tout ça pour ça ? ■
Le sens des limites, de Monique Atlan et Roger-Pol Droit, L’observatoire, 235 p., 21 €. Editions de L’Observatoire
Tout ça pour ça, en effet. Merci à Zemmour de nous vacciner contre (de ne pas nous induire dans) la tentation de lire ce livre. Du « en même temps » étalé sur des centaines de pages. Chantilly? mayonnaise? confiture moisie plutôt, ou simple pâte à papier.