Par Pierre de Meuse.
En revanche*, il est vrai que l’engagement de Pierre-André Taguieff, sans faire une réforme globale de sa pensée, s’infléchit notablement vers la Droite après 1995, ce qui le fit classer en 2002 parmi les « nouveaux réactionnaires » par Daniel Lindenberg dans un livre intitulé (Le Rappel à l’ordre).
Ce virage s’inscrit dans un mouvement qui vit un certain nombre de penseurs juifs se montrer de plus en plus circonspects à l’égard d’une immigration menaçant ouvertement leur communauté (6). Il n’ira pas pour autant jusqu’à se montrer plus compréhensif à l’égard des « populistes » qu’il s’efforce d’analyser comme au microscope, non sans qualifier leur orientation d’« impolitique, antipolitique ou pseudo-politique », « démagogue », « conspirationniste », créant des menaces « imaginaires ou fantasmées », « irresponsable », issu d’une « radicalité irréaliste », empreinte de « réactions irrationnelles obéissant aux règles de la magie défensive ». Par parenthèse, permettons-nous de sourire de ce ton magistériel impayable habituel à Taguieff, qui se place fictivement au-dessus de la mêlée, distribuant à chaque « extrémisme » les coups de règle et les mises au piquet ! Maurras avait un autre style, même quand il parlait de science politique. Mais soyons honnêtes, l’autre camp se fait lui aussi tancer : il fustige les « élites arrogantes et émancipées vivant dans un espace sans territoire ni frontières », constate que « La vision mi- angélique mi-utilitariste de l’immigration (..) médiatiquement dominante n’est plus crédible. » Surtout, il met en lumière la « tyrannie douce du système médiatique » les lynchages médiatiques à répétition visant les malheureux auteurs de « dérapages » verbaux jugés intolérables, voire criminels ». En fait les esprits réfractaires, nous dit-il, sont « bestialisés, criminalisés ou diabolisés. » Cette constatation n’entraîne pourtant de sa part aucune quelconque remise en cause de son appartenance à la nébuleuse antiraciste ni solidarité avec les réprouvés.
Dans le même temps, il effectue une critique sans concession du nouveau « racialisme » noir qui envahit les États-Unis et l’Europe. Selon lui, il s’agit d’un pseudo-antiracisme, sans prêter attention au fait que l’extrême multiplicité de sens (intentionnelle) du mot « racisme » empêche toute définition de son antonyme. Dès lors, le reproche – assumé, pour une fois – qu’il fait au mouvement BLM d’être aveugle au fait que « la haine la plus répandue est désormais la haine de l’Occident » tombe à plat. C’est qu’en effet l’antiracisme a toujours été anti-blanc, parce qu’il n’a nullement pour but de comprendre le monde mais de le changer, pour réaliser l’Humanité unifiée. Dans cette optique, le mal sur la terre, les guerres, l’esclavage, tout doit être mis sur le compte débiteur du Blanc ; et même…les races elles-mêmes, qui n’existeraient que parce que le Blanc l’a voulu. D’où cette expression de « racisés ». (8) La « discrimination positive » n’était qu’une tentative, un ballon d’essai, un handicap imposé aux autochtones dans la concurrence entre les hommes ; comme cela n’a pas suffi, l’insurrection BLM exige des descendants des peuples européens qu’ils démantèlent leur propre culture et oublient volontairement leur histoire. Voilà donc comment, partant de l’idée qu’il n’y a qu’une race humaine, on en arrive à édifier un mythe formé de deux pôles opposés, celui du Mal, le Blanc, celui du Bien, le Noir. C’est révoltant, mais comment se révolter à partir du moment où l’on a accepté les postulats de l’antiracisme que Taguieff défend et auxquels il se réfère toujours ? Quels postulats ? Ceux des Lumières franco-kantiennes. L’idée que l’Universel de la Nature réside dans l’individu et non dans la société. Que l’homme possède des droits positifs dont l’origine n’est pas l’ordre social mais l’essence de l’Espèce humaine. Que la liberté et l’universalité sont des critères de la moralité fondés en raison et qui n’admettent rien de relatif. Et si l’Histoire ne réalise pas le « plan caché de la nature » qui est la création d’une constitution politique parfaite, il faut que la volonté humaine y supplée. Tout cela, c’est l’héritage de tout ce qui est commun aux Lumières.
C’est là que se trouve la clef de l’impossibilité de Taguieff à s’opposer valablement à ce monstre destructeur qu’est l’antiracisme. Et lorsque des maurrassiens de bonne foi se regardent d’un air entendu, prêts à lui ouvrir leurs bras lorsqu’il parle du « rôle bienfaisant des nations », ils ne voient pas que pour Taguieff, toujours fidèle au libéralisme philosophique, les groupes humains (donc les nations) n’existent pas vraiment. Elles ne sont que des analogies de la personne, l’individu étant l’alpha et l’oméga de l’humain. D’ailleurs, s’il existe un concept qui se retrouve sur toute l’épaisseur de son œuvre, c’est celui d’essentialisation ou d’absolutisation. Il l’emploie aussi bien à l’égard de la race qu’en parlant de la nation ou même de l’identité. Son ennemi, c’est le holisme, c’est-à-dire l’idée que l’individu est une fonction du groupe. Dans La force du préjugé, il ironise sur la reproduction à l’identique, qui serait une obsession des nationalistes. Nous sommes évidemment loin de Maurras qui qualifie la nation de substance quasi-immortelle. Il serait donc erroné, face au mixisme général, de confondre un adversaire à peu près honnête avec un maître à penser. ■
* Lire la 1ère partie de cet article [1]
(6) Non que Taguieff soit juif, mais il est proche des penseurs juifs et disciple de Léon Poliakov, qu’il considère comme son maître. (7) « Ce que ces populismes politiquement concurrents ont en commun, c’est l’irresponsabilité́. Il faut les traiter comme des symptômes, et non comme des solutions. » Toutes ces expressions sont tirées du livre de Taguieff intitulé « le nouveau national populisme » Editions du CNRS 2012.
(8) Le Figaro,10 novembre 2020
© JSF – Peut être repris à condition de citer la source
Je remercie Pierre de Meuse pour avoir, dans la conclusion de son intéressant article, fait précéder le terme « honnête » de l’expression « à peu près » pour qualifier M. Taguieff. Ce dernier est en effet signataire, avec sa compagne Mme Duraffour, d’un livre dirigé contre Louis Ferdinand Céline et ses lecteurs qui est truffé d’interprétations abusives et d’affabulations malveillantes. Lire à ce sujet « Avez-vous lu Céline ? » de David Alliot et Eric Mazet (Pierre-Guillaume de Roux, éditeur).
Etude intéressante, en effet, qui m’a éclairé sur cet auteur à la pensée fluctuante. Sur Céline, je rejoins le commentaire de Jacques Léger. Il arrive que Céline soit odieux. Ca n’empêchera pas Luchini de le lire à sa guise pour des millions de spectateurs par amour de la prose française. « Messieurs les censeurs, aurevoir ! ». On avait davantage l’esprit de courage du temps de Daudet et Céline !