La métaphore de la cathédrale effondrée est descriptive de la France de 1962 – date de parution de l’ouvrage portant ce titre. En voici l’avant-propos. Mais la métaphore de la cathédrale effondrée s’impose bien plus encore à notre réflexion sur la réalité d’aujourd’hui, encore empirée. Cette réflexion ne contredit pas les doctrines initiales de l’Action française. Pierre Debray le montre : elle les actualise, sans rupture, conformément à la méthode maurrassienne. La déchéance du Pays réel réclame désormais que ce dernier soit presque intégralement reconstruit. Cette déchéance impose au Politique d’abord ! des conditions, une temporalité différentes de ce qu’elles furent vers l’année 1900 où le Pays réel tenait encore debout. Les nouvelles générations qui auront la charge de prolonger l’Action française et le royalisme français, sont aujourd’hui familières de ces problématiques. Ce grand texte – choisi pour son actualité – montre aussi que leurs aînés avaient très tôt ouvert la voie, avec une extrême lucidité.
La cathédrale effondrée – Avant-propos
[Photo : Pierre DEBRAY au rassemblement royaliste de Montmajour [1969-1971]
Depuis un siècle et demi, la France était semblable à une cathédrale, dont la Révolution, comme une foudre, aurait détruit le faite. Le noble édifice, désormais découronné, s’ouvrait, par ce rand vide, à toutes les bourrasques de l’histoire. La France était devenue un corps privé de tête, le roi ; dépouillé de son âme, Dieu.
Les murs cependant demeuraient intacts, d’apparence, soutenus par ces arcs boutants qu’étaient l’Église, l’Armée, la Justice, l’Administration. Les Français devenaient sans doute stupides, lorsqu’ils se rendaient aux urnes, mais le reste du temps, ils continuaient de pratiquer les antiques vertus. L’existence qu’ils menaient dans leur métier, dans leur commune, dans leur famille, était réglée, comme avant 1789, par les traditions domestiques. L’artisan, le commerçant, le paysan, l’ouvrier conservaient le trésor de leur honneur, le patrimoine de leurs fidélités. Ceux-là mêmes qui se déclaraient pacifistes les jours d’élection se précipitaient aux frontières dès que le tocsin sonnait, pour annoncer que la patrie était en danger.
Pourtant, le libéralisme privait de leurs protections corporatives les travailleurs des fabriques, des mines, et la première révolution industrielle se développait dans l’anarchie. Par centaines de milliers, les hommes, les femmes, les enfants étaient arrachés à la terre, et parqués dans les faubourgs sur-urbains. Ainsi se constituait une gigantesque armée de déracinés, qui campaient aux abords de la cité, soumis à l’obsession du chômage, ne possédant rien que leurs bras nus, menant l’existence la plus incertaine et la plus précaire. Le sort des serfs était certes plus enviable que le leur, que le seigneur, du moins, ne pouvait pas priver de la glèbe. Et, même celui des esclaves, que son intérêt bien compris interdisait au maître de priver de nourriture.
La bourgeoisie libérale inscrivait la liberté, l’égalité, la fraternité au fronton des monuments publics. Quelle liberté laissait-elle à ces malheureux, sinon celle de mourir de faim, lorsque survenait, avec une effrayante régularité, l’une de ces crises cycliques qui scandaient les progrès de l’industrie ? Alors que les puissances d’argent gouvernaient, l’égalité faisait figure de dérision. La fraternité devenait une insulte pour ces masses affamées et désespérées, dont les insurrections étaient sauvagement réprimées. Aucun régime moins que la république bourgeoise n’a été avare du sang ouvrier.
C’était jeter le prolétariat dans les bras subversifs, plus rigoureux encore que les premiers, puisqu’ils prétendaient faire passer les principes démocratiques de l’abstraction politique dans la réalité sociale. Comment n’aurait-il pas été internationaliste ? On lui refusait sa place dans la nation. Il ne faisait d’ailleurs qu’imiter le capitalisme apatride. Comment n’aurait-il pas été anticlérical ? M. Thiers, athée notoire et massacreur exemplaire, ne prétendait-il pas employer le clergé comme une gendarmerie supplémentaire ?
Pourtant, le prolétariat avait trouvé, parmi les élites catholiques et monarchistes, des dévouements et des protections. De grandes voix s’élevaient dans le pays qui proposaient des remèdes à ses maux. Pour éviter qu’elles soient entendues, les républicains usèrent de la diversion anticléricale. Ce qui présentait, pour eux, deux avantages : d’une part, ils mystifiaient le peuple, le détournant du catholicisme social, d’autre part, ils reprenaient l’entreprise de déchristianisation arrêtée par le Concordat napoléonien. L’égoïsme, l’avarice, la dureté de cœur du personnel républicain s’additionnaient ainsi de ses préjugés idéologiques pour empêcher la réforme de la société industrielle. En définitive, le dogme qui veut qu’il n’y ait pas d’ennemi à gauche le portait à préférer la révolution socialiste, qui du moins participait, comme lui, de la subversion.
Néanmoins, la résistance des grands contre-révolutionnaires du début du siècle parvint longtemps à sauver l’essentiel. Il fallut, pour venir à bout des structures traditionnelles, le double coup d’accélérateur du gaullisme, celui de 1944 et celui de 1958. Désormais, les arcs-boutants sont fissurés, ébranlés, parfois démantelés. L’Église de France ? On mesure aujourd’hui les conséquences de la condamnation de l’ « Action Française », que beaucoup prirent, sur le moment, pour un acte simplement politique. Les prêtres sillonnistes s’introduisirent dans les grands séminaires, les militants démocrates colonisèrent l’action catholique et les syndicats chrétiens. Eux-mêmes considèrent, maintenant, avec effroi leur postérité progressiste. L’Armée ? Le corps des officiers a été disloqué, recru d’humiliations, de répressions, de reniements. Les meilleurs de ses chefs ont été jetés en prison, contraints à l’exil, envoyés dans de lointaines garnisons. Sous prétexte de préparer une guerre atomique, on met en place une armée de robots. La Justice ? Il n’y a plus d’autre droit que l’arbitraire d’une volonté particulière. L’Administration ? Elle se bureaucratise. On pousse aux postes les plus élevés de sa hiérarchie les hommes imbus de l’idéologie technocratique.
Il n’y a plus d’esprit public. Tout ce qui conserve, dans la société, une position indépendante est, méthodiquement, soumis aux contraintes étatiques. Tout ce qui garde la volonté d’entreprendre se voit découragé par système. Une politique de centralisation abolit ce qui restait des libertés communales, remplace partout le responsable par le gestionnaire, intervient jusque dans les familles pour disputer aux parents le choix de l’éducation et de l’orientation des enfants. En même temps que les institutions sclérosent, étouffent les cellules vivantes, les mœurs se dégradent. La grande presse, spéculant sur la bassesse de l’âme, exploite tous les scandales et toutes les immoralités.
Dans ces conditions, nous ne saurions purement et simplement reprendre les analyses de nos maîtres, car celles-ci datent d’une époque où la société demeurait saine, si l’État était corrompu. Ils opposaient le pays réel au pays légal, le même pays d’ailleurs, mais pris soit dans son abstraction démocratique, soit dans son expression concrète. Au moment où cette distinction passe dans le langage courant, elle tend à perdre sa valeur, puisque la société s’étatise à mesure que l’État se socialise. Il n’y a pratiquement plus d’activité qui ne soit de quelque manière contrôlée, réglementée, et à la limite, commandée par la bureaucratie dirigeante.
De même, nos maîtres estimaient que, pour empêcher la ruine de la cathédrale, il suffisait de restaurer la clef de voûte. S’ils y étaient parvenus, tout aurait été, effectivement, sauvé. Ce ne fut pas. Comment jeter une clef de voûte sur une ruine ? Elle s’effondrerait avec elle. Il ne subsiste plus que les fondations, que le dessein général de l’édifice. La France ressemble à ces cités antiques, Glanum ou Amporia, que le barbare a rasées au sol, mais dont on retrouve, en creusant, le plan, inscrit dans la pierre.
Il faut nous contenter, pour l’heure, de jeter sur le chantier une bâche de fortune, et travailler humblement, en partant du bas, de ce qui demeure, qui n’est pas beaucoup.
Nous avons à reconstruire la société en même temps que l’État. Cette double tâche pose des problèmes nouveaux. La fidélité à nos maîtres commande de nous attacher à leur méthode, l’empirisme organisateur, plutôt qu’aux résultats contingents qu’ils ont obtenus, par l’usage, d’ailleurs correct en son temps, de cette méthode. Nous n’avons pas à les répéter, scolairement, en mauvais élèves, mais à les imiter. Être empirique, cela consiste à constater que le temps fait son œuvre. Pour le pire, comme pour le meilleur. Être organisateur, cela consiste à partir de ce qui existe, afin d’en conserver les formes et de les projeter dans un avenir qu’il nous appartient d’inventer. ■
Pierre Debray
Avant-propos de La Cathédrale effondrée, Les Cahiers de l’Ordre Français, Henri Massis, Pierre Debray et Louis Daménie, 1er Cahier, 1962, pages 5-9. Ce numéro était constitué de cinq essais étudiant successivement la crise de la civilisation chrétienne, la subversion du droit, le rôle de l’État, les conditions de l’unité française, les problèmes de la légalité et de la légitimité.
La publication par Je Suis Français de ce grand texte est aussi l’occasion de saluer par delà le temps un maître et un ami très proche dont le rôle intellectuel et militant au sein de l’Action française fut éminent et déterminant pendant plusieurs décennies dans le seconde moitié du siècle dernier. Il fut un phare de la réflexion maurrassienne pour toute une génération.
Pierre DEBRAY aux Baux de Provence [Rassemblement royaliste – 1973]
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Ce texte fut largement commenté au moment de sa parution. Il posait cependant plus de questions qu’il n’y répondait. En effet, l’hypothèse d’un régime de transition, moins exigeant en légitimité que la monarchie, selon l’expression judicieuse de Danielle Masson, bute sur la faiblesse des dictatures, tout aussi incapables que les monarchies à reconstruire la société. Les noms de Horthy, Dollfuss, Giraud, Franco, de Gaulle résonnent dans l’histoire pour marquer des étapes infructueuses. Les arguments de Maurras dans « Dictateur et roi » gardent une partie de leur valeur, même si la perspective de garder en prison les opposants quelques jours seulement le temps de leur servir de la bonne cuisine, fait sourire aujourd’hui. Le risque d’un roi parjure est aussi vraisemblable qu’un dictateur dupé et résigné. Force est de conclure que deux conditions au moins sont nécessaires pour le succès de nos projets:
– La fin de l’espérance pour nos ennemis
– Un chef habile et déterminé, de préférence un Prince.
Très bonne synthèse d’Antiquus, « La mondialisation heureuse » bas de l’aile, mais elle n’est pas encore dans la casserole. Les gros rapaces de la finance mondiale vont avoir gros sur le coeur s’il doivent donner un peu de leur « cach » récupéré depuis des lustres sur le dos des peuples. Nos gestionnaires républicains sont incapables de vision politique à long terme, il gère au jour le jour. Avec le virus cela se perçoit plus nettement.
Donc une fois le danger passé , les riches et leurs exécutants reprendrons leur marche libérale mondialiste comme auparavant. Sauf: mais ceci semble impensable, si les Français savent analyser et en tirer la leçon qui s’impose de l’histoire de ce petit siècle passé.
Le peuple, ces fourmis qui n’ont plus de travail faute d’entreprise ou de raison d’agriculture, vont ils raisonner en l’absence de connaissances de la chose, sur la mise en place d’un prince et de son parlement capable de vision nationale et Européenne. L’intox de la république a fait du dégât dans les cerveaux , En effet il faut que le prince soit habile et déterminé, pour éviter une mouvance imbécile.