PAR MATHIEU BOCK-CÔTÉ.
Cette tribune est parue dans Le Figaro d’hier samedi (5 février). Nous publions en complément – et au-delà – un intéressant entretien de Laurent Dandrieu réalisé par Valeurs Actuelles. [Article suivant sur JSF]
Dans son « magnifique ouvrage », La Confrérie des intranquilles, Laurent Dandrieu présente une galerie de « portraits d’écrivains entrés en dissidence » avec la modernité.
L’homme moderne se croyait appelé à vivre émancipé. Délivré du ciel, qui le détournait du seul monde qui soit le sien, et de la tradition, l’embrigadant au service de défunts, il pourrait être maître de sa propre existence, la produire intégralement, en flirtant même avec le fantasme de l’autoengendrement.
Nous savons aujourd’hui que cette promesse que l’on pourrait dire faustienne jette l’homme dans une triste errance, qui le condamne à se noyer dans l’indéterminé.
Mais paradoxalement, ce malaise est une des sources les plus fécondes de la littérature des deux derniers siècles, comme on le constate en lisant La Confrérie des intranquilles (L’Homme nouveau), un magnifique ouvrage de Laurent Dandrieu, qui se présente comme une série de portraits d’écrivains entrés en dissidence avec leur temps. Ils ne le firent pas tous de la même manière, mais tous étaient néanmoins habités par le sentiment d’un manque, même d’une perte. Non qu’ils rêvent du monde d’hier, à la manière d’un paradis perdu, mais ces auteurs sont à la recherche des «fils d’éternité qui se sont tissés dans le quotidien de nos vies». Du passé, ils regrettent un certain rapport au monde, une disposition favorable au sacré, ou du moins, à la verticalité. Dandrieu ne le cache pas, il la partage avec eux.
Bord de l’abysse
La quête du sens est une formule usée, ou du moins, exagérément employée. C’est pourtant de cela dont il s’agit dans un monde qui désacralise tout, qui réduit l’histoire à un processus impersonnel, sauf lorsqu’il s’agit d’ouvrir les vannes du ressentiment, pour qu’on puisse maudire sans fin le vieil Occident. Les intranquilles de Dandrieu défient l’époque. Ils s’y engagent pour la combattre. Ils se classent dans plusieurs catégories. Certains, comme Chateaubriand ont voulu contenir l’irréversible avancée de la modernité, sans être insensibles aux charmes de la renommée. D’autres, comme Dominique de Roux, ont cherché à faire de leur vie une épopée. Amoureux des causes perdues, ils brandissent presque toujours l’étendard d’une fidélité supérieure, et s’imaginent appartenir au dernier carré, à la garde qui meurt mais ne se rend pas. À chacun d’eux, Dandrieu consacre de très belles pages.
La dissidence antimoderne est inévitablement une dissidence esthétique. De ce point de vue, contre la massification de l’existence, le dandysme apparaît aussi comme une tentation récurrente, comme on le voit tout autant chez Barrès, Fitzgerald et Drieu. Les intranquilles de Dandrieu cherchent à transcender l’errance, quitte à esthétiser leur désespoir, comme le fit Cioran, qui en tira une philosophie du bord de l’abysse. Dans un monde programmé, où les êtres sont condamnés à l’interchangeabilité, emportés par les courants de l’histoire, qui les malaxe et les broie, la première résistance consiste à ne pas se laisser prescrire les termes de sa propre existence, de ne pas prendre sa place paisiblement dans l’organisation sociale. Toute dissidence repose sur l’affirmation d’une singularité radicale.
« L’homme éternel »
Les portraits rassemblés par Dandrieu témoignent, par-delà la diversité des attitudes et des styles explorés, non pas d’une commune tradition de pensée, mais plus exactement, d’une communauté de sentiments, d’un désagrément intime devant un monde qui se liquéfie. Ce monde ne leur dit rien qui vaille. On peut bien chercher à s’accommoder avec lui, car la vie concrète a ses raisons que la dissidence ne connaît pas. L’existence est une grâce, que l’on chantera peu importe son temps. Il n’est pas donné à l’homme de choisir l’époque dans laquelle il fera son petit séjour sur terre, mais il lui appartient de savoir quel rapport il entretiendra avec elle.
D’une époque à l’autre, l’homme demeure le même. Dandrieu l’appelle «l’homme éternel, celui qu’aucune révolution politique, aucun chambardement anthropologique, qu’aucun bouleversement technologique ne parviendra à détourner des interrogations qui le tenaillent depuis qu’il sait mettre des mots sur ses désirs, ses stupeurs et ses émerveillements».
Irréformable
C’est cet homme qu’il retrouve chez ses intranquilles: l’homme irréformé, irréformable, qui trouve en lui-même et dans les traditions profondes auxquelles il se rattache les moyens de tenir tête à toutes les tyrannies, les plus brutales comme les plus doucereuses.
Dandrieu a l’art du portrait et sait explorer à la fois le point de contact et le point de tension entre un homme et son œuvre, entre son tempérament et ses idées. À la différence de trop d’historiens qui ne savent que déconstruire, on sent chez lui le bonheur d’admirer. Et on admire avec lui ses vies choisies. La liberté consiste moins, en notre temps, à bêler avec les modernes fiers de l’être, qu’à mener sa propre quête. La vie de ces écrivains peut être vue comme une quête et porte en elle le désir irrépressible d’assumer sa propre aventure. ■
Mathieu Bock-Côté
Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l’auteur d’Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Ses derniers livres : Le multiculturalisme comme religion politique, aux éditions du Cerf [2016] et le Le Nouveau Régime (Boréal, 2017).
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